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De l’art juridique dans « La Guerre du Droit »

Après les arrêts de la Cour de cassation du 1er mars 2005 (arrêt en annexe).

La « Guerre du Droit » sera probablement pénale ou bien elle est déjà perdue par les professionnels du droit, notamment par les avocats. On pense cela après quatre importants arrêts de la première chambre civile de la Cour de Cassation. Ils rendent, injustement, les actions civiles en concurrence illicite difficiles quand une personne rédige des actes juridiques sans en avoir le droit. Tous du 1er mars 2005, ils ont la même facture que l'arrêt annexé ci-après et publié au Bulletin (et pourvois 02-11744, 02-11745 et 02-11746 ; D. 2006, som. p. 270, note Blanchard ; Bull. Joly soc. 2005, p. 938, note Barbiéri). Ces arrêts prétendent donner une leçon de droit à la Conférence des Bâtonniers.



Un contexte de guerre connu mais à préciser.


Cette dernière association professionnelle soutenait les actions en justice de l’Ordre des avocats de Nice contre quatre experts-comptables. La leçon de droit est partagée : l’intervention volontaire des instances professionnelles des experts-comptables, aux côtés des avocats, irrecevable au fond, voit ici le pourvoi ne pas même être susceptible d’admission ! Mais tout cela est indifférent à la question qui a suscité cette jurisprudence.

La difficulté tient au pouvoir des experts-comptables de rédiger des actes juridiques et de donner des consultations juridiques, pour autrui et contre rémunération (art. 59, L. n°71-1130 du 31 décembre 1971 sur les professions judiciaires et juridiques, mod. L. n°90-1259 du 31 décembre 1990). La porte est seulement entrouverte sur ces activités qui doivent être l’accessoire direct de la prestation comptable, ce qui a précisément été jugé (sans précision sur ce rapport direct, il y a un défaut de base légale : Cass. civ. 1ère, 4 fév. 2003, p. n° 00-20247 : D. 2003, I R, p. 529 et notule ; Crim. 11 avril 2002, Bull. crim 2002, n° 88, p. 315, pourvoi n° 00-86519 et déjà : Crim. 23 mars 1999, D. 1999, J., p. 473).

La jurisprudence est donc claire et conforme au droit écrit. Les comptables ne peuvent donc pas déployer une activité juridique accessoire mais seulement pratiquer leur activité dans des conditions réalistes, c’est-à-dire rédiger des actes ou donner des conseils juridiques quand ceux-là sont nécessaire à l’accomplissement de leur mission comptable, ce qui est encore mal compris du juge du fond (Cass. civ. 1ère, 4 février 2003, préc.).

Le problème continue de se poser en pratique car, l’arrêt rapporté le prouve, certains comptables développent encore des activités autonomes de conseils et de rédaction. C’est notamment le cas en droit fiscal, en droit des sociétés et en droit du travail. Le marché du « secrétariat juridique des sociétés » a ainsi semble-t-il échappé aux professionnels du droit. Cette concurrence est illicite : elle viole l’article 59 qui détermine les professionnels et personnes aptes aux activités juridiques, véritable règle d’ordre public de direction qui protège aussi le public (l’inverse a pourtant été incidemment et implicitement jugé par la Chambre commerciale : Com. 22 février 2005, pourvoi 02-13348). Cette concurrence reste déloyale car le comptable dispose d’un contact annuel avec les entreprises lui offrant de passer du chiffre au droit. Les avocats s’acharnent de surcroît, attachés à la tradition, à négliger d’une part la publicité et, souvent, le conseil et la rédaction au profit des activités judiciaires. Lourdeur et coût du contentieux, pour les personnes et pour l’État, devraient pourtant amener à une politique du conseil.


Une réforme de 2005 "assassine" pour les professionnels du droit.

La place des comptables sur le « marché du droit » est aujourd’hui telle que l’ancien Premier ministre voulut leur ouvrir totalement l’activité juridique (L’AgefiActifs, 2003, n° 126 et n° 132, p. 5). La solution aurait supprimé le problème… Les avocats auraient été privés de l’accès de la clientèle des entreprises et de la pratique du « droit de l’entreprise ». Une levée de boucliers a bloqué le projet et rappelé que « juriste » est une appellation contrôlée par les « Facultés de Droit ».

Ce projet consacrait la dérive de la pratique et contribuait à discréditer les avocats. Sa suite marque la hauteur de vue de la politique législative en la matière. L’ordonnance du 25 mars 2005, qui réforme celle de 1945, sur la profession comptable, ne règle pas le problème. La formule retenue, véritable charabia technocratique, ne dit rien qui soit applicable (« l’expert-comptable peut aussi organiser les comptabilités et analyser par les procédés de la technique comptable la situation et le fonctionnement des entreprises et organismes sous leurs différents aspects économique, juridique et financier, accompagner la création d’entreprise sous tous ses aspects comptables ou à finalité économique et financière » (contra : W. Nahum, Droit et patrimoine, fév. 2005, n° 134, p. 7). Ce texte ne paraît pas changer le droit positif mais, en revanche, il va pousser certains comptables à faire du droit sur une échelle industrielle, ce que la plupart se refusaient à faire. A nouveau, ce texte discrédite assez nettement les professionnels du droit et notamment les avocats.

Focus sur les arrêts en cause dont un publié

Ce sont eux que les arrêts de mars 2005, par la solution retenue, mettent en cause. Ils n’ont pourtant aucune raison d’être discrédités : ils obtiennent leur certificat d’aptitude professionnelle après de multiples sélections dans la matière juridique – ce qui affirme leur spécialisation. Une de ces sélections s’apparente à un concours au sein des Facultés (U.F.R.). Une frange des meilleurs étudiants est ainsi sélectionnée. On comprend dès lors mal pourquoi les étudiants avec des résultats plus ordinaires auraient le droit de devenir juristes salariés chez un comptable en privant les meilleurs de perspectives professionnelles méritées.

Cet aspect de la formation mérite en outre une analyse en termes techniques. Les juristes professionnels disposent en effet de toutes les armes pour conseiller et rédiger des actes de la meilleure qualité qui soit. Les praticiens qui ne sont pas de véritables juristes et professionnels du droit ne peuvent que pousser à un abaissement du niveau de compréhension et de pratique du droit. La vision administrative du droit qui en résulte – la matière juridique se limitant à trois ou quatre grosses bibles… – porte davantage de blocages invisibles dans les entreprises que de solutions, à rebours de l’idée que le comptable est le premier conseil de l’entreprise. La montée des cas de responsabilité civile de ces derniers, notamment pour des rédactions défectueuses, devrait redonner au tableau des perspectives plus réalistes.

Toutes ces réalités, voire banalités, n’ont manifestement ni été comprises ni prises en compte pour endiguer la dérive de la pratique du droit. Les institutions – législatives, exécutives et judiciaires – n’y ont pas été sensibles. Les professionnels du droit ne se sont défendus que très sporadiquement. Au lieu d’appliquer les textes, l’affaire a trouvé une appellation technocratique (« le périmètre du droit »), qui ne veut strictement rien dire. Véritable « tarte à la crème », elle est servie à toutes les manifestations pour stimuler pendant quelques heures les professionnels qui y assistent. Quelques ordres d’avocats ont cependant changé de comportement et assignent désormais ceux dont l’activité dérive au droit, comptables ou autres. Car tout le monde veut faire du droit et en fait publicité : les agents sportifs… ; les assureurs pour l’assurance protection juridique qui font plus grande publicité sur leurs conseils que sur leur assurance ; les agents de recouvrement (… « remplir et déposer » une requête en injonction de payer n’est pas rédiger un acte ! Paris, 17 sept. 2003, D. 2003, IR p. 2929) ; les banquiers, parfois tentés, peuvent évidemment comme toute entreprise rédiger des actes juridiques pour conclure avec leurs clients (Cass. com. 12 mars 2002, JCP éd. E., 2002, 701). C’est dans ce contexte juridique et sociologique lourd de multiples pesanteurs que la jurisprudence évoquée est intervenue.

L’affaire est presque classique. Les demandeurs agirent en raison de publications dans des journaux d'annonces légales, « relatives à des travaux juridiques effectués par des experts-comptables » (curieuse formule de l’arrêt). Ils estimaient que ces annonces révélaient une violation de l'article 59 (et des art. 1er de la loi n° 70-9 du 2 janvier 1970 sur les opérations portant sur les immeubles et fonds de commerce, et 2 et 22 de l'ord. n° 45-2138 du 19 sept. 1945 instituant l'Ordre des experts-comptables). Le comptable avait certainement publié divers avis (pour des modification de capital social, assemblées, fusions…), sans doute sous son en-tête (fait déjà vu et relaté par A. Audran : D. 2001, p. 1908). La Cour de cassation, et c’est regrettable, n’indique pas si cette publicité, par un logo, avait été faite ; cette publicité d’usage est utilisée par tous professionnels du droit et pour toutes les annonces légales, judiciaires et officielles. Ce point aurait-il publiquement accrédité l’action des avocats ? On se plaît à souligner ce dernier « détail ». Comme les comptables se savent en faute, ils se privent de cette publicité professionnelle qui est d’usage s’agissant des annonces légales, avouant ainsi leur sentiment de culpabilité – ce qui est curieux pour une profession qui connaît "une" déontologie. Mais il est vrai que les affaires juridiques leur viennent par leur contact quasiment obligatoire avec l’entreprise (cette publicité, en partie nécessaire pour s’identifier, est même utilisée pour les activités non-juridiques de certains professionnels du droit : notaires et huissiers mentionnent leur étude ou cabinet dans les annonces commerciales relatives aux négociations immobilières, activités jugées indivisibles de l’étude : Cass. civ. 1e, 30 mars 2005, D. 2005, IR p. 1051, obs. J. Daleau ; par analogie avec cette décision, le comptable ne pourra jamais céder son « cabinet juridique » qui… n’existe pas).

L’Ordre des avocats en cause dut en tout cas être excédé par ce comptable qui, probablement hebdomadairement, associait son nom à « tout » le droit des sociétés, voire à « tout » le droit immobilier (avis sur les SCI). L’agacement ne suffisait cependant pas, alors surtout que des juges avaient déjà refusé, à partir de ce seul type de publications, d’imputer des rédactions d’actes illicites à ceux qui les avaient faites paraître (Chambéry 3 avril 2000, D. 2001, p. 1907, note A. Audran ; au pénal où le juge interroge facilement le prévenu, un arrêt s’était prononcé en sens inverse : Versailles, 7 sept. 2000, ibid.).

Autrement dit, pour certaines juridictions, publier une annonce relative à un acte juridique ne présume pas qu’on l’a rédigée, position à laquelle se rallient les arrêts de mars 2005, dont celui publié et annexé. Cela est doublement infondé.

La publication d’une annonce légale devrait justifier une présomption de rédaction de l’acte (I), sauf à en écarter le jeu parce que, fondamentalement, la publication d’une annonce légale doit être vue comme une rédaction d’acte juridique (II), ce qui n’a jamais été dit.


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Professeur Hervé CAUSSE

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