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De l’art juridique dans « La Guerre du Droit »



II. - La publication d’une annonce légale devrait être analysée comme étant en soi de la rédaction d’acte juridique

Le défaut d’une analyse approfondie de la rédaction d’actes a permis à la Cour de cassation un véritable tour de passe-passe. On ne peut ici reprendre les nombreux actes juridiques et aspects de leurs régimes qui sont souvent ignorés (voyez en dernier lieu la confusion grossière sur l’acte authentique exigé pour une publication foncière, authenticité qui n’est pas le monopole du notaire, ce qu’affirme justement le juge du droit : Cass. civ. 1ère, 16 mai 2006 : n° 04-13.467 ; JCP IV, 2006, p. 1201, 2274).

Rédiger un acte c’est, entre autres choses, faire les publications légales. Ces publications, du reste, doivent elles-mêmes être rédigées ! La publication d’annonces légales inexactes peut d’ailleurs engager la responsabilité du professionnel qui l’opère. Ce besoin d’exactitude requiert un rapprochement de l’annonce avec l’acte lui-même, analyse juridique conduisant le cas échéant à des compléments si l’information envisagée par la loi le requiert. Ces appréciations exigent un professionnel du droit et font manifestement de la publication, en soi, une des tâches, complexe et subtile, de la rédaction d’actes juridiques. Publier une annonce relative à un acte juridique c’est nécessairement en assurer une partie de la rédaction !

Voilà un éclairage en partie inédit de la notion de rédaction et que la jurisprudence ici entreprise ignore dans toute sa largeur.

Les articles 54 et suivants de la loi de 1971 ne réglementent pas la rédaction de modèles de contrats. Ce qui est réglementé c’est le fait de rédiger des actes efficaces pour autrui, ce qui suppose une série de tâches et d’opérations juridiques dont, entre autres, les publications légales. Tout juge reconnaîtrait la responsabilité d’un professionnel les oubliant en soulignant le caractère global de la mission de rédaction ! La situation des professeurs de droit (L. 1971, art. 57) prouve également l’essence de la rédaction d’actes pour autrui. En pouvant consulter sans rédiger, ils peuvent conseiller relativement à la rédaction d’un modèle de clause ou de plusieurs clauses, bref opiner sur un modèle de contrat (dont la fourniture est libre, soit hors exclusivité : Cass. civ. 1ère, 15 juin 1999 : Bull. I, n° 201). En revanche, les professeurs consultants ne peuvent probablement pas opérer des relevés de registres, prendre des fonds en dépôt, recueillir les signatures ou… publier des annonces légales. Ainsi, aussi étonnant que cela puisse paraître, écrire un modèle de contrat ne met pas en cause la rédaction d’actes juridiques mais seulement le conseil juridique. Rédiger un modèle sans le faire signer c’est conseiller sur le rédaction d’une série de clauses. Rédiger un acte c’est plus largement, au sens de la loi de 1971, prendre en charge une affaire en rédigeant un acte dans l’intérêt d’une personne et, pour ce faire, effectuer les publications légales qui lui sont consubstantielles ! La solution judiciaire rapportée, si elle ne l’ignore, feint de l’ignorer.

L’observation renouvelle la question de la valeur de la jurisprudence annexée. La Cour ne devait-elle pas en l’espèce casser l’arrêt d’appel fondé sur l’article 1353 ? En effet, après avoir défini la publication dans les journaux d’annonces légales comme de la rédaction d’actes juridiques au sens de la loi de 1971, il n’est plus alors possible d’admettre le jeu d’une présomption. Publier c’est rédiger ! Si publier un acte est partie intégrante de la « rédaction d’actes », il n’y a en vérité aucune présomption à déduire des publications légales. Dans cette analyse, la publication n’est pas un indice mais la preuve elle-même de la rédaction : publier c’est rédiger ! Aucun texte de preuve n’a à être utilisé puisque les comptables ne niaient pas être les auteurs des publications légales.

Ainsi, juger sur le fondement de l’article 1353 revient à fonder l’arrêt sur une règle qui n’a rien à voir avec les faits de l’espèce. Appliquer l’article 1353 du code civil est donc au mieux de la contrariété de motivation (J. et L. Boré, précité, n° 60.63) voire, plus probablement, une fausse application de l’article 1353 (ou sa violation). Les deux cas impliquent la cassation. Le pourvoi n’était donc pas totalement désespéré pour peut-être rechercher un contrôle exceptionnel de l’application de l’article 1353 qui, en l’espèce, repose sur une conception très contestable de la notion de rédaction d’actes de l’article 59.

Cette analyse souligne l’importance d’une phrase - précitée - de l’arrêt : la « publication légale de ces actes… n'était pas, elle-même, reprochée ». Cela laisse entendre qu’à l’inverse il y aurait eu cassation (…ce qui supposait la production du moyen au fond). La guerre du droit peut-elle encore, malgré la présente jurisprudence, être civile ? La Cour de cassation a-t-elle vu le caractère artificiel du rejet d’espèce et donc de "sa" jurisprudence ? On le croira car, sauf cette interprétation, ladite phrase reste mystérieuse. Mais cette incisive, sous forme d'apposition, est de toute façon trop subtile : cette jurisprudence obscurcit davantage la notion de « rédaction d’acte juridique » qu’elle ne l’éclaire : elle dit trop clairement que la publication des annonces légales n’en est pas. Or tel n’est pas le cas, on s’en est expliqué. La plupart des lecteurs de l’arrêt en retiendront que la rédaction d’actes juridiques se partage : d’une part la rédaction (pur acte de plume ?), d’autre part les formalités (dont les publications dans les journaux d’annonces légales). Rien dans la loi n’autorise un tel découpage. La leçon de droit donnée aux avocats n’a peut-être pas la qualité qu’on aurait pu en attendre… fallait-il publier un de ces arrêts au Bulletin de la Cour ?


La rédaction d’acte doit au contraire être affirmée comme étant un tout, une processus certes, mais unitaire (incluant du reste en préalable divers conseils…). Cette affirmation claire et ferme est indispensable à toute application exacte des articles 54 et suivants de la loi de 1971. A défaut, on peut craindre que les juges du fond renoncent à l’appliquer. Un peu d’audace judiciaire aurait donc été bienvenue, et d’ailleurs souhaitable s’agissant d’un litige utile à l’éclairage de diverses professions. La décision rapportée laissera en effet nombre de professionnels perplexes. La Cour régulatrice pouvait éclairer la rédaction d’acte, au lieu de cela elle se retranche derrière un problème de preuve !


CONCLUSION (ET ARRET en ANNEXE)

La guerre du droit risque d’enfler parce que les comptables indélicats dansent : les publications dans les JAL ne prouvent rien et ne sont rien ! Il leur faut recruter les meilleurs juristes… La tension pourrait grandir. Discrédités, les avocats ne peuvent en rester là et espéreront un revirement de la jurisprudence de mars 2005 qui, selon nous, doit pouvoir être mise à bas. Puissent les juges réaliser que la fonction judiciaire sera entravée par un Barreau exclu de la rédaction d’actes juridiques.

Les avocats penseront en outre à la plainte pénale (avec la limite de la dénonciation calomnieuse). Les procureurs de la République entendront parler du délit pénal d’exercice illégal du droit et de ceux relatifs au démarchage et à la publicité en matière de prestations juridiques (L. 1971, art. 66-2 et 66-4), textes auxquels ils ne recourent guère, sauf pour quelques malheureux qui ignoraient plutôt ce qu’ils faisaient. La police ira saisir les disques durs d’ordinateur et inspecter les factures pour vérifier les prestations effectuées. Car il y a des victimes, dont les avocats.

Ils s’astreignent à des règles strictes (d’aucuns n’en soupçonnent même pas l’existence) et à une rigoureuse obligation d’exclusivité aux activités juridiques, quand l’immobilier des notaires et huissiers multiplient les contacts… ( Sur ce problème : J.-P. Chiffaut-Moliard, A la conquête de nouveaux espaces, Maître, mai 2002, p. 26, prônant la réforme de l’article 115 du décret de 1991 limitant l’activité des avocats ; ne faut-il pas susciter un refus du ministre de la justice de retirer ce texte et l’attaquer ?). Ce serait une façon de signifier que les professionnels du droit ont fini de tolérer les errements des Gouvernements successifs. Les avocats qui sont concurrencés par tout le monde ne pourront pas indéfiniment ne concurrencer personne.




Hervé CAUSSE
Professeur d’Université, Professeur à la Faculté de Droit et de Sciences Sociales de Poitiers, Fondateur de l’Institut de recherche sur les contrats et investissements et du Master Rédaction d’actes juridiques et de contrats (Université de Reims Champagne-Ardenne)



ANNEXE


ARRET EMPRUNTE A LA BASE PUBLIQUE LEGIFRANCE

Cour de Cassation
Chambre civile 1
Audience publique du 1 mars 2005 - Rejet
N° de pourvoi : 02-11743
Publié au bulletin

Président : M. Ancel.
Rapporteur : M. Gallet.
Avocats : la SCP Lyon-Caen, Fabiani et Thiriez, la SCP Gatineau.


REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, PREMIERE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Attendu que, estimant que des publications, insérées dans des journaux d'annonces légales et relatives à des travaux juridiques effectués par des experts-comptables, révélaient une violation des dispositions de l'article 59 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, modifiée par la loi n° 90-1259 du 31 décembre 1990, de l'article 1er de la loi n° 70-9 du 2 janvier 1970 réglementant les conditions d'exercice des activités relatives à certaines opérations portant sur les immeubles et les fonds de commerce, et des articles 2 et 22 de l'ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945 portant institution de l'Ordre des experts-comptables et réglementant le titre et la profession d'expert-comptable, la Conférence des bâtonniers, association nationale des ordres d'avocats de France et d'Outre-Mer, et l'Ordre des avocats du barreau de Nice ont introduit, à l'encontre de la société SAGEC, société d'expertise comptable, une instance, à laquelle sont intervenus volontairement le Conseil supérieur et le Conseil régional de l'Ordre des experts-comptables, aux fins de faire cesser cette activité juridique ; que l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 15 novembre 2001) les a déclarés irrecevables à agir sur le fondement de la loi du 2 janvier 1970 et les a déboutés de leurs demandes fondées sur les autres textes ;
Sur le premier moyen, pris en ses cinq branches, tel qu'il figure au mémoire en demande et est annexé au présent arrêt :
Attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer sur ce moyen dont aucune branche ne serait de nature à permettre l'admission du pourvoi ;
Sur le second moyen, pris en ses huit branches, tel qu'il figure au mémoire en demande et est annexé au présent arrêt :
Attendu qu'il résulte des dispositions combinées des articles 54, alinéa 4, et 59 de la loi du 31 décembre 1971 modifiée, et de l'article 22 de l'ordonnance du 19 septembre 1945, que les experts-comptables ont la faculté de rédiger des actes sous seing privé, sans pouvoir en faire l'objet principal de leur activité, lorsque ces actes constituent l'accessoire direct des missions d'ordre comptable ou des travaux comptables qui leur sont confiés par leurs clients ; que la cour d'appel, qui a exactement énoncé qu'il découle de ces textes que l'expert-comptable avait la possibilité de fournir des prestations juridiques liées à son activité principale, dans les conditions légalement définies, a, sans inverser la charge de la preuve, souverainement retenu, indépendamment de la motivation purement illustrative par laquelle elle a envisagé la rédaction des actes litigieux par les parties concernées ou par leurs avocats, que la publication légale de ces actes, laquelle n'était pas, elle-même, reprochée à la société SAGEC, ne suffisait pas à prouver, en l'absence d'autre circonstance, que celle-ci les avait rédigés, de sorte que la Conférence des bâtonniers et l'Ordre des avocats au barreau de Nice n'avaient pas démontré que la société d'expertise comptable avait eu, de manière illicite, une activité juridique ; que le moyen, mal fondé en ses deuxième, troisième et quatrième branches et irrecevable, comme nouveau et mélangé de fait, en sa cinquième branche, est inopérant en ses autres griefs ;
PAR CES MOTIFS : REJETTE le pourvoi ;
Condamne la Conférence des bâtonniers et l'Ordre des avocats au barreau de Nice aux dépens ;
Vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, déboute la société SAGEC, le Conseil supérieur et le Conseil régional de l'Ordre des experts-comptables de leur demande ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du premier mars deux mille cinq.

Publication : Bulletin 2005 I N° 99 p. 85, Décision attaquée : Cour d'appel d'Aix-en-Provence, 2001-11-15
Titrages et résumés EXPERT-COMPTABLE ET COMPTABLE AGREE - Pouvoirs - Rédaction pour autrui d'actes sous seing privé en matière juridique - Conditions - Accessoire direct de la prestation fournie.

Il résulte des dispositions combinées des articles 54, alinéa 4, et 59 de la loi du 31 décembre 1971 modifiée, et de l'article 22 de l'ordonnance du 19 septembre 1945, que les experts-comptables ont la faculté de rédiger des actes sous seing privé, sans pouvoir en faire l'objet principal de leur activité, lorsque ces actes constituent l'accessoire direct des missions d'ordre comptable ou des travaux comptables qui leur sont confiés par leurs clients. Il appartient à celui qui allègue qu'un expert-comptable a eu, de manière illicite, une activité juridique, d'en apporter la preuve.

EXPERT-COMPTABLE ET COMPTABLE AGREE - Pouvoirs - Rédaction pour autrui d'actes sous seing privé en matière juridique - Conditions - Inobservation - Preuve - Charge - Détermination
Précédents jurisprudentiels : Sur la condition de licéité de la rédaction des actes, à rapprocher : Chambre civile 1, 2003-02-04, Bulletin 2003, I, n° 36, p. 29 (cassation), et l'arrêt cité.
Lois citées : Loi 71-1130 1971-12-31. Loi 90-1259 1990-12-31 art. 54, art. 59.
Ordonnances citées : Ordonnance 45-2138 1945-09-19 art. 22.

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