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Chacun peut se prévaloir de sa propre turpitude (Cons. const., Déc. AN n° 2022-5768 AN du 2 déc. 2022)



Cette décision pourra être rangée par certains sur l'étagère des décisions anecdotiques. Ce sera plus commode comme cela ! Pourtant, le Conseil constitutionnel ne rend aucune décision anecdotique ou anodine. Singulièrement lorsqu'elle porte atteinte à une grande règle juridique. Un auteur écrivait en 2010, à la Revue de droit public (voyez infra) : "L'adage Nemo auditur propriam turpitidinem allegans, parmi les plus fameux de notre patrimoine juridique, signifie, dans une acception large, qu'une personne ne peut se prévaloir en justice d'une situation irrégulière ou litigieuse dont elle est à l'origine ou à laquelle elle a consenti."

Une institution juridique et politique

Le Conseil constitutionnel ne peut pas être des juridictions différentes. Un juge qui juge une élection. Un autre qui juge un problème institutionnel. Un autre juge encore qui juge une règle de droit privé confrontée à un principe constitutionnel (sur QPC, question prioritaire de constitutionnalité).

La grandeur de l'institution est dans son unicité, son indivisibilité. Et dans l'indivisibilité du Droit.

La composition très politique du Conseil constitutionnel peut le pousser à se jouer de la règle juridique pour se parer d'une dimension politique - probablement plus noble et d'envergure, dans l'esprit des Sages, que la dimension juridique. La dimension politique devrait être exceptionnelle et assumée, car le politique existe, car la politique aussi ; elle ne devrait pas constituer un travers larvé. En effet, dans l'ordre politique gît le juridique (l'ordre juridique), et la règle juridique est toujours à conforter ou à détailler, les principes juridiques également. Au profit du politique.

Le contentieux électoral n'est pas hors du Droit général et hors des principes de la tradition juridique.


Cloche merle politique.


Le présent contentieux est lié au contexte de la requérante, Mme L. Miller, candidate à l'élection législative de 2022 : elle a été investie in extremis par le parti soutenant E. Macron (LREM ou "En marche" ou "Ensemble" désormais Renaisssance) face à une candidate, A. Kuric, qui peut-on dire, elle, venait de perdre cette investiture (une "marcheuse" trop indépendante...).

Pour situer les choses, il s'agit de l'OPA que LREM (Renaissance) réalise sur LR (ex UMP) depuis plusieurs années (ce qui est l'une des branches du "en même temps"). Les ententes électorales où on bidouille les investitures n'ont aucun intérêt sur le plan juridique. C'est seulement sur le plan factuel que l'histoire éclaire. En effet, la candidate convertie et fraîchement investie LREM/Ensemble/Renaissance, a entendu rappeler que c'était elle qui avait l'onction dudit parti. Elle a entendu le rappeler jusque dans les bureaux de vote en inscrivant "E. MACRON" sur son bulletin de vote.

Le fait illégal

La candidate a voulu utiliser le nom "Macron" jusqu'à l'instant de l'isoloir où l'on glisse le bulletin dans l'enveloppe.

Ces bulletins ayant été en partie utilisés et ayant été annulés au comptage des voix, au soir de l'élection, elle vient se plaindre et demander au Conseil constitutionnel l'annulation de l'élection de Mme FRIGOUT, son adversaire (RN). Mme MILLER se plaint de son propre fait, de sa propre faute. Mais le Conseil constitutionnel dans sa décision du 2 septembre 2022 lui donne raison et annule le scrutin et donc l'élection.

Chacun peut donc se prévaloir de sa propre turpitude !

Le juge relève (n° 5) l'illégalité, on cite : "...sous la mention de son nom, la mention « LA CANDIDATE OFFICIELLE D'EMMANUEL MACRON ».

La décision en ligne

Ce bulletin fut donc établi en méconnaissance des dispositions précitées de l'article L. 52-3 du code électoral." (la phrase ajoutée sur ce bulletin est du reste intrinsèquement fausse puisque, "officiellement", un Président élu n'a pas de candidats élus... Mais passons ce point subtil).

L'article L 52-3, ci-dessus reproduit, est clair... Le problème aussi. Fraude ou pas fraude ? Manœuvre ou pas ? Manœuvre frauduleuse ou manœuvre malheureuse ?

Pas de manœuvre


La haute juridiction juge qu'il n'y a pas de manœuvre, c'est son mot, et seul mot.

Chaque lecteur et électeur pourra se faire son idée avec ces seuls faits.

Le Conseil constitutionnel, lui, considère que la façon de faire de la candidate importe peu.

"5. Toutefois, en l'absence de doute sur l'intention des électeurs qui les ont utilisés (les bulletins) et alors qu'il ne résulte pas de l'instruction que l'utilisation des bulletins litigieux ait résulté d'une manœuvre, le vote de ces électeurs a été privé de portée utile."

Cette motivation comporte plusieurs idées, mais on cerne le fait illégal et illicite pour souligner la réponse du juge :

"... il ne résulte pas de l'instruction que l'utilisation des bulletins litigieux ait résulté d'une manœuvre..."

Ainsi, mettre un nom autre que le sien sur un bulletin au cours d'une législative n'est pas une "manœuvre" - voilà le Conseil embarqué dans l'obligation, désormais, de monter une "théorie de la manœuvre", il se pourrait qu'il n'en soit guère capable (je vois mal le juge constitutionnel maîtriser la bonne foi, le dol, la fraude...

En effet, sa phrase fondée sur le seul mot "manœuvre" ne veut pratiquement et fondamentalement rien dire. Les spécialistes insisteront à raison sur le contexte, l'originalité de ce contentieux ; dans ce contentieux, électoral, il faut préserver la sincérité du scrutin (réalité juridique et politique).

Un conseil politicien loin du Droit

Le juge constitutionnel permettra à la candidate du RN, dont l'élection a été invalidée de chanter à l'infini, le RN avec elle, que le Conseil constitutionnel est "vendu" au pouvoir en place, qu'il est une vulgaire institution politicienne.

Les dégâts sont immenses, alors surtout que le Conseil avait l'occasion d'appliquer une règle traditionnelle (...), selon laquelle "nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude" (nemo auditur propriam turpitudinem allegans).* Déclarer la requête irrecevable se concevait même (mais cela pousserait loin d'envisager cet aspect dans toutes ses exigences et conséquences). Au lieu de cela, voyez la (pauvre) motivation du juge constitutionnel :

"5. Toutefois, en l'absence de doute sur l'intention des électeurs qui les ont utilisés (les bulletins) et alors qu'il ne résulte pas de l'instruction que l'utilisation des bulletins litigieux ait résulté d'une manœuvre, le vote de ces électeurs a été privé de portée utile."

Cette motivation est elliptique, creuse, et réside dans une affirmation que le fait même en cause dément. Mettre le nom d'un autre sur le bulletin de vote est en soi, en soi seul, une manœuvre contraire au code électoral. Une manœuvre visible, mais une manœuvre. Quand on agit de façon à neutraliser un article du code électoral aussi clair, l'acte est une manœuvre et la déclaration d'intérêts de la requérante qui apprend qu'elle est avocate ne fait que confirmer.

https://www.hatvp.fr/livraison/dossiers/miller-laure-di16439-commune-reims.pdf

La motivation des Sages aurait dû expliquer comment fait un diplômé de droit, avocat, candidat à une élection, pour ignorer une disposition claire et simple du code électoral.


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Juger comme aucun autre juge...

Sur le terrain des faits, ces seuls points, devant tout juge de la République, créent une présomption de fraude ; c'est ce qui vaudrait pour toute personne...

Le Conseil constitutionnel commet une grave erreur en n'expliquant pas en quoi cet incident sur un bulletin n'a pas été une manœuvre : il laisse comprendre qu'il n'est pas en mesure de livrer une motivation concrète et convaincante.

La leçon juridique est donc claire : violer la loi de façon manifeste et intentionnelle n'est pas une manœuvre... frauduleuse, n'est pas une fraude. Voyons le côté dramatique sur le plan pratique. Ainsi, la députée invalidée (Mme Frigout) peut donc faire inscrire sur ses bulletins "Avec Marine LE PEN", ce qui lui donnera l'occasion de faire annuler l'élection si elle perd ! S'il n'existait une commission électorale administrative compétente...

Une décision néfaste changeant un principe

La conséquence dans l'ordre juridique est radicale. Le principe selon lequel "nul ne peut arguer de sa propre turpitude" est effacé. Il tenait mal, jouait plus ou moins - en vérité comme toute règle, on ne peut ici s'en expliquer. Cependant, il demeurait, et jusque dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (l'un de ses premiers arrêts, faisant expressément référence à l'adage Nemo turpitudinem suam allegans auditur : CEDH, 1er juil. 1961, Lawless c. Irlande, no 332/57). Un auteur le rappelle dans un étude qui montre la richesse du principe en droit administratif (D. Bailleul, La règle Nul ne peut invoquer sa propre turpitude en droit administratif, Revue du droit public, 2010, n°5, p. 1235). Le seul intitulé dudit article dit "règle".

Le principe qui devait être détaillé et conforté, précisé, est, avec cette décision dénié, renié, oublié voire inversé. Désormais, tout le monde peut se plaindre et arguer de sa propre turpitude. "Chacun peut se prévaloir de sa propre turpitude". Vive le contentieux : créez un problème et venez ensuite encombre la Justice !

Voilà qui pourra désormais être plaidé devant tout juge de la République et appliqué par tout juge...?

Vous direz, "oui mais le contentieux électoral doit avoir pour indicateur la sincérité du scrutin... et donc quid de la démocratie ?" Mais que vaut une élection en janvier, dix mois après l'élection générale ? Elle aussi malmènera la sincérité du scrutin qui devait s'exprimer au cours de l'élection générale.

Au lieu de consacrer un grand principe juridique, "Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude", au lieu de faire du grand Droit, le Conseil constitutionnel semble avoir fait de la petite politique. Faire de la politique, quand on est une institution de la Constitution, c'est trop facile. Bien accomplir sa mission constitutionnelle est manifestement plus difficile.



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* H. ROLAND et L. BOYER, Locutions latines du droit français, Litec, 1993, V° Ob turpem causa, p. 294 et 295.b[
Chacun peut se prévaloir de sa propre turpitude (Cons. const., Déc. AN n° 2022-5768 AN du 2 déc. 2022)

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