De l’art juridique dans « La Guerre du Droit »

Après les arrêts de la Cour de cassation du 1er mars 2005 (arrêt en annexe).

La « Guerre du Droit » sera probablement pénale ou bien elle est déjà perdue par les professionnels du droit, notamment par les avocats. On pense cela après quatre importants arrêts de la première chambre civile de la Cour de Cassation. Ils rendent, injustement, les actions civiles en concurrence illicite difficiles quand une personne rédige des actes juridiques sans en avoir le droit. Tous du 1er mars 2005, ils ont la même facture que l'arrêt annexé ci-après et publié au Bulletin (et pourvois 02-11744, 02-11745 et 02-11746 ; D. 2006, som. p. 270, note Blanchard ; Bull. Joly soc. 2005, p. 938, note Barbiéri). Ces arrêts prétendent donner une leçon de droit à la Conférence des Bâtonniers.



Un contexte de guerre connu mais à préciser.


Cette dernière association professionnelle soutenait les actions en justice de l’Ordre des avocats de Nice contre quatre experts-comptables. La leçon de droit est partagée : l’intervention volontaire des instances professionnelles des experts-comptables, aux côtés des avocats, irrecevable au fond, voit ici le pourvoi ne pas même être susceptible d’admission ! Mais tout cela est indifférent à la question qui a suscité cette jurisprudence.

La difficulté tient au pouvoir des experts-comptables de rédiger des actes juridiques et de donner des consultations juridiques, pour autrui et contre rémunération (art. 59, L. n°71-1130 du 31 décembre 1971 sur les professions judiciaires et juridiques, mod. L. n°90-1259 du 31 décembre 1990). La porte est seulement entrouverte sur ces activités qui doivent être l’accessoire direct de la prestation comptable, ce qui a précisément été jugé (sans précision sur ce rapport direct, il y a un défaut de base légale : Cass. civ. 1ère, 4 fév. 2003, p. n° 00-20247 : D. 2003, I R, p. 529 et notule ; Crim. 11 avril 2002, Bull. crim 2002, n° 88, p. 315, pourvoi n° 00-86519 et déjà : Crim. 23 mars 1999, D. 1999, J., p. 473).

La jurisprudence est donc claire et conforme au droit écrit. Les comptables ne peuvent donc pas déployer une activité juridique accessoire mais seulement pratiquer leur activité dans des conditions réalistes, c’est-à-dire rédiger des actes ou donner des conseils juridiques quand ceux-là sont nécessaire à l’accomplissement de leur mission comptable, ce qui est encore mal compris du juge du fond (Cass. civ. 1ère, 4 février 2003, préc.).

Le problème continue de se poser en pratique car, l’arrêt rapporté le prouve, certains comptables développent encore des activités autonomes de conseils et de rédaction. C’est notamment le cas en droit fiscal, en droit des sociétés et en droit du travail. Le marché du « secrétariat juridique des sociétés » a ainsi semble-t-il échappé aux professionnels du droit. Cette concurrence est illicite : elle viole l’article 59 qui détermine les professionnels et personnes aptes aux activités juridiques, véritable règle d’ordre public de direction qui protège aussi le public (l’inverse a pourtant été incidemment et implicitement jugé par la Chambre commerciale : Com. 22 février 2005, pourvoi 02-13348). Cette concurrence reste déloyale car le comptable dispose d’un contact annuel avec les entreprises lui offrant de passer du chiffre au droit. Les avocats s’acharnent de surcroît, attachés à la tradition, à négliger d’une part la publicité et, souvent, le conseil et la rédaction au profit des activités judiciaires. Lourdeur et coût du contentieux, pour les personnes et pour l’État, devraient pourtant amener à une politique du conseil.


Une réforme de 2005 "assassine" pour les professionnels du droit.

La place des comptables sur le « marché du droit » est aujourd’hui telle que l’ancien Premier ministre voulut leur ouvrir totalement l’activité juridique (L’AgefiActifs, 2003, n° 126 et n° 132, p. 5). La solution aurait supprimé le problème… Les avocats auraient été privés de l’accès de la clientèle des entreprises et de la pratique du « droit de l’entreprise ». Une levée de boucliers a bloqué le projet et rappelé que « juriste » est une appellation contrôlée par les « Facultés de Droit ».

Ce projet consacrait la dérive de la pratique et contribuait à discréditer les avocats. Sa suite marque la hauteur de vue de la politique législative en la matière. L’ordonnance du 25 mars 2005, qui réforme celle de 1945, sur la profession comptable, ne règle pas le problème. La formule retenue, véritable charabia technocratique, ne dit rien qui soit applicable (« l’expert-comptable peut aussi organiser les comptabilités et analyser par les procédés de la technique comptable la situation et le fonctionnement des entreprises et organismes sous leurs différents aspects économique, juridique et financier, accompagner la création d’entreprise sous tous ses aspects comptables ou à finalité économique et financière » (contra : W. Nahum, Droit et patrimoine, fév. 2005, n° 134, p. 7). Ce texte ne paraît pas changer le droit positif mais, en revanche, il va pousser certains comptables à faire du droit sur une échelle industrielle, ce que la plupart se refusaient à faire. A nouveau, ce texte discrédite assez nettement les professionnels du droit et notamment les avocats.

Focus sur les arrêts en cause dont un publié

Ce sont eux que les arrêts de mars 2005, par la solution retenue, mettent en cause. Ils n’ont pourtant aucune raison d’être discrédités : ils obtiennent leur certificat d’aptitude professionnelle après de multiples sélections dans la matière juridique – ce qui affirme leur spécialisation. Une de ces sélections s’apparente à un concours au sein des Facultés (U.F.R.). Une frange des meilleurs étudiants est ainsi sélectionnée. On comprend dès lors mal pourquoi les étudiants avec des résultats plus ordinaires auraient le droit de devenir juristes salariés chez un comptable en privant les meilleurs de perspectives professionnelles méritées.

Cet aspect de la formation mérite en outre une analyse en termes techniques. Les juristes professionnels disposent en effet de toutes les armes pour conseiller et rédiger des actes de la meilleure qualité qui soit. Les praticiens qui ne sont pas de véritables juristes et professionnels du droit ne peuvent que pousser à un abaissement du niveau de compréhension et de pratique du droit. La vision administrative du droit qui en résulte – la matière juridique se limitant à trois ou quatre grosses bibles… – porte davantage de blocages invisibles dans les entreprises que de solutions, à rebours de l’idée que le comptable est le premier conseil de l’entreprise. La montée des cas de responsabilité civile de ces derniers, notamment pour des rédactions défectueuses, devrait redonner au tableau des perspectives plus réalistes.

Toutes ces réalités, voire banalités, n’ont manifestement ni été comprises ni prises en compte pour endiguer la dérive de la pratique du droit. Les institutions – législatives, exécutives et judiciaires – n’y ont pas été sensibles. Les professionnels du droit ne se sont défendus que très sporadiquement. Au lieu d’appliquer les textes, l’affaire a trouvé une appellation technocratique (« le périmètre du droit »), qui ne veut strictement rien dire. Véritable « tarte à la crème », elle est servie à toutes les manifestations pour stimuler pendant quelques heures les professionnels qui y assistent. Quelques ordres d’avocats ont cependant changé de comportement et assignent désormais ceux dont l’activité dérive au droit, comptables ou autres. Car tout le monde veut faire du droit et en fait publicité : les agents sportifs… ; les assureurs pour l’assurance protection juridique qui font plus grande publicité sur leurs conseils que sur leur assurance ; les agents de recouvrement (… « remplir et déposer » une requête en injonction de payer n’est pas rédiger un acte ! Paris, 17 sept. 2003, D. 2003, IR p. 2929) ; les banquiers, parfois tentés, peuvent évidemment comme toute entreprise rédiger des actes juridiques pour conclure avec leurs clients (Cass. com. 12 mars 2002, JCP éd. E., 2002, 701). C’est dans ce contexte juridique et sociologique lourd de multiples pesanteurs que la jurisprudence évoquée est intervenue.

L’affaire est presque classique. Les demandeurs agirent en raison de publications dans des journaux d'annonces légales, « relatives à des travaux juridiques effectués par des experts-comptables » (curieuse formule de l’arrêt). Ils estimaient que ces annonces révélaient une violation de l'article 59 (et des art. 1er de la loi n° 70-9 du 2 janvier 1970 sur les opérations portant sur les immeubles et fonds de commerce, et 2 et 22 de l'ord. n° 45-2138 du 19 sept. 1945 instituant l'Ordre des experts-comptables). Le comptable avait certainement publié divers avis (pour des modification de capital social, assemblées, fusions…), sans doute sous son en-tête (fait déjà vu et relaté par A. Audran : D. 2001, p. 1908). La Cour de cassation, et c’est regrettable, n’indique pas si cette publicité, par un logo, avait été faite ; cette publicité d’usage est utilisée par tous professionnels du droit et pour toutes les annonces légales, judiciaires et officielles. Ce point aurait-il publiquement accrédité l’action des avocats ? On se plaît à souligner ce dernier « détail ». Comme les comptables se savent en faute, ils se privent de cette publicité professionnelle qui est d’usage s’agissant des annonces légales, avouant ainsi leur sentiment de culpabilité – ce qui est curieux pour une profession qui connaît "une" déontologie. Mais il est vrai que les affaires juridiques leur viennent par leur contact quasiment obligatoire avec l’entreprise (cette publicité, en partie nécessaire pour s’identifier, est même utilisée pour les activités non-juridiques de certains professionnels du droit : notaires et huissiers mentionnent leur étude ou cabinet dans les annonces commerciales relatives aux négociations immobilières, activités jugées indivisibles de l’étude : Cass. civ. 1e, 30 mars 2005, D. 2005, IR p. 1051, obs. J. Daleau ; par analogie avec cette décision, le comptable ne pourra jamais céder son « cabinet juridique » qui… n’existe pas).

L’Ordre des avocats en cause dut en tout cas être excédé par ce comptable qui, probablement hebdomadairement, associait son nom à « tout » le droit des sociétés, voire à « tout » le droit immobilier (avis sur les SCI). L’agacement ne suffisait cependant pas, alors surtout que des juges avaient déjà refusé, à partir de ce seul type de publications, d’imputer des rédactions d’actes illicites à ceux qui les avaient faites paraître (Chambéry 3 avril 2000, D. 2001, p. 1907, note A. Audran ; au pénal où le juge interroge facilement le prévenu, un arrêt s’était prononcé en sens inverse : Versailles, 7 sept. 2000, ibid.).

Autrement dit, pour certaines juridictions, publier une annonce relative à un acte juridique ne présume pas qu’on l’a rédigée, position à laquelle se rallient les arrêts de mars 2005, dont celui publié et annexé. Cela est doublement infondé.

La publication d’une annonce légale devrait justifier une présomption de rédaction de l’acte (I), sauf à en écarter le jeu parce que, fondamentalement, la publication d’une annonce légale doit être vue comme une rédaction d’acte juridique (II), ce qui n’a jamais été dit.


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Professeur Hervé CAUSSE

I. - La publication d’une annonce légale devrait justifier une présomption de rédaction de l’acte juridique

La Cour de cassation accepte que le juge du fond considère que les publications légales ne prouvent pas que l’expert-comptable a fait les travaux juridiques en question. « La cour d’appel… a, sans inverser la charge de la preuve, souverainement retenu, indépendamment de la motivation purement illustrative …, que la publication légale de ces actes, laquelle n’était pas, elle-même, reprochée à la société X, ne suffisait pas à prouver, en l’absence d'autre circonstance, que celle-ci les avait rédigés ». Est ici en jeu le mécanisme dit de la présomption du fait de l’homme.

Des faits prouvés, le juge peut en déduire d’autres s’ils résultent de présomptions graves, précises et concordantes. Ce mode de preuve (la présomption du fait de l'homme) est abandonné « aux lumières et à la prudence du magistrat » (C. civ., art. 1353, ce pour quoi seules valent les présomptions graves, précises et concordantes). Ainsi, quand un comptable publie un avis de constitution de société, il n’y a pas lieu d’en déduire qu’il a rédigé les statuts. Il est vrai rien ne le prouve sauf, penseront certains, le bon sens ! Un professionnel qui publie une opération juridique en est dans 99 % des cas l’auteur (ou son initiateur quand l’avis relate un jugement). L’arrêt est donc très discutable pour reposer sur une probabilité que nous nous risquons de juger inexacte et qui, au mieux, est une première simplification regrettable (voyez aussi infra).

Cette phrase et cette position étonnent d’autant plus que la Cour pouvait éluder le problème à l’aide d’une subtilité qui lui aurait évité une seconde simplification. Elle pouvait en effet dire qu’il ne résultait pas de ces publications la preuve d’une « rédaction illicite », ce qui était admissible puisque les comptables peuvent parfois rédiger, alors que, à l’inverse, la paternité de la rédaction de nombreux actes qu’un professionnel a publié n’est pas sérieusement discutable.

Cette double simplification conduisit la Cour à méconnaître la mission de rédaction d’actes en effleurant ostensiblement celle de publication (la « publication légale de ces actes, (laquelle) n'était pas, elle-même, reprochée » ). En effet, en statuant de la sorte, les juges – d’appel et de cassation – statuèrent sur le terrain neutre de la preuve, celui de la présomption du fait de l’homme, véritable arbre juridique qui cache probablement une forêt d’activités (illicites ?).

La formule de l’article 1353 du Code civil (abandon de l’appréciation du fait au juge du fond) implique que les juges du fond apprécient souverainement les déductions qu’une partie opère devant lui à partir d’un fait établi, sans contrôle du juge du droit (et sauf exception : J. et L. Boré, La cassation en matière civile, 2003, n° 60.63). La cassation était donc a priori difficile à obtenir dès lors que la Cour d’appel n’avait rien déduit des publications légales (ni paternité, ni a fortiori caractère illicite de la rédaction).

Pour rejeter le pourvoi, la Cour de cassation ne prend même pas le problème à sa base. Elle tait que les comptables ont parfois le droit de rédiger, ce qui lui aurait permis d’en déduire que des publications sont une chose attendue voire normale. Dans ce cas, on aurait mieux compris la solution qui cependant aurait encore manqué de convaincre. En effet, sans connaître tous les faits qui sont très résumés, il est très probable que la demande ait visé de multiples et régulières publications qui alarmèrent les Ordres de comptables eux-mêmes. Autrement dit, les faits étaient remarquables.

Cela présumait des rédactions illicites car l’activité juridique du comptable étant accessoire à un travail comptable, la régularité et l’intensité de travaux juridiques est, en soi, étonnante. Inopérant voire inconnu en droit, l’étonnement marque la difficulté. Comment déterminer l’acte juridique que le comptable a le droit de rédiger et les autres ? Elle poussa parfois les professionnels du droit à désirer ou à chercher une liste d’actes juridiques échappant par nature aux comptables – les actes créateurs de droit ? C’est ignorer au fond le droit positif qui établit un pouvoir universel des comptables de rédiger ou de conseiller dès lors que le travail juridique est l’accessoire d’une tâche comptable. C’est aussi tenter d’instaurer une méthode douteuse : ce serait plutôt aux comptables de citer les circonstances traduisant d’ordinaire un rapport direct entre un acte juridique et leurs travaux comptables. En vérité, l’établissement d’une telle liste ne pourrait s’envisager qu’en réglementant ces activités, ce qui relève d’une autre réflexion. Mais ce sont bien ces imprécisions qui fondent, au plus général mais à tort, l’arrêt. A défaut de pouvoir citer les activités autorisées ou interdites, toutes sont en pratique ouvertes aux comptables ! Une loi mieux faite serait mieux appliquée pensera le juge.

Un autre raisonnement est pourtant possible en observant la situation générale et a l’avantage de permettre l’application de la loi. Universel quand il a un rapport direct avec le travail comptable, le droit de rédiger du comptable se réduit à peu en pratique. C’est la raison pour laquelle l’immense majorité des comptables ne rédigent quasiment aucun acte (subissant du coup la concurrence déloyale de leurs confrères qui eux ne s’en privent pas !). La pertinence du propos se mesure ici à l’émotion des ordres comptables eux-mêmes qui avaient agi contre le comptable en cause ! Les confrères les plus respectables ne comprenaient a priori pas ces activités juridiques (au fait… et les contrôles déontologiques ?). Ainsi, entre les publications et cette émotion ordinale, il était très raisonnable de douter de la régularité de ces activités.

Si cela ne suffisait pas à prouver des rédactions d’actes illicites, cela interpellait suffisamment le juge du fond pour qu’il ne reste pas insensible aux prétentions des demandeurs quand le juge de cassation pouvait peut-être lui aussi réagir.

La cour d’appel aurait dû aller au fond des faits. En effet, l’émotion de l’Ordre des comptables en disait long parce que l’autre hypothèse expliquant ces publications est presque ubuesque du point de vue des statistiques et probabilités. Elle consisterait à présumer qu’il est habituel qu’un professionnel publie des actes dont il n’est pas l’auteur. Mais comme cette curieuse activité (peu important le rédacteur) consisterait à faire une partie des tâches incombant au rédacteur d’acte (notons l’idée), elle pourrait encore être considéré comme de la rédaction ! Ce serait en outre et le cas échéant une publicité indirecte !? Ces projections, en vérité cousues de fil blanc, désignent en pratique des situations exceptionnelles n’autorisant aucune présomption d'activité licite, contrairement à ce qu'est finalement la solution rapportée. Pour cette raison, si le comptable a exceptionnellement publié pour un tiers rédacteur, comme d’ailleurs quand il rédige « en rapport direct », il lui est facile de l’exposer à l’adversaire ou à son Ordre avant tout litige !

A défaut de s’expliquer devant le juge, ce dernier n’a pas à regarder passivement le litige prospérer. En effet, s’en tenir à l’article 1353 qui n’est qu’un « jeu de faits », sans vérifier lesdits faits, exprime une conception étroite de l’office du juge ignorant les mesures d’instructions. Car, si les publications ne prouvent pas une activité illicite, elles suffisent à la suspecter ce qui justifie que le juge ne reste pas passif (nonobstant la trop grande confiance des demandeurs). Les juges ont-ils fait comparaître les experts-comptables pour leur demander, droit dans les yeux, la raison d’être de ces publications ? Les comparutions personnelles sont-elles devenues des anomalies judiciaires ? Les juges ont-ils entendus ces tiers intéressés que sont les clients ? Qu’ont-ils fait pour rendre une bonne justice ? En matière de professions réglementées doit-on souligner ? Les magistrats ont-ils considéré que les organisations professionnelles d’avocats (Ordre et Conférence des Bâtonniers) n’avaient pas à être aidées étant donné leur expertise « personnelle »… ? Cela revient à préjuger, au lieu de juger…

Fût-elle regrettable, l’éventuelle passivité des demandeurs ne dédouane d’ailleurs pas le juge puisque les demandes d’instruction relèvent de son pouvoir souverain, comme l’application de l’article 1353… Les juges de fond devaient donc prendre en charge le litige ! Le pouvoir (judiciaire) d’appréciation souverain implique une plus grande « responsabilité judiciaire » . Car enfin, comment les professionnels du droit se plaindront-ils désormais sinon par la plainte pénale ? Quelle est donc cette solution judiciaire qui pousse à l’aggravation du conflit ? La question se pose d’autant plus que cette application inopportune de l’article 1353 ouvrait la voie à un contrôle de la Cour de cassation. Un contrôle se conçoit si l’application du texte procède d’une dénaturation des faits, question qui impose de saisir la notion de rédaction d’acte de la règle de fond en cause (L. 1971, art. 54 et 59).



II. - La publication d’une annonce légale devrait être analysée comme étant en soi de la rédaction d’acte juridique

Le défaut d’une analyse approfondie de la rédaction d’actes a permis à la Cour de cassation un véritable tour de passe-passe. On ne peut ici reprendre les nombreux actes juridiques et aspects de leurs régimes qui sont souvent ignorés (voyez en dernier lieu la confusion grossière sur l’acte authentique exigé pour une publication foncière, authenticité qui n’est pas le monopole du notaire, ce qu’affirme justement le juge du droit : Cass. civ. 1ère, 16 mai 2006 : n° 04-13.467 ; JCP IV, 2006, p. 1201, 2274).

Rédiger un acte c’est, entre autres choses, faire les publications légales. Ces publications, du reste, doivent elles-mêmes être rédigées ! La publication d’annonces légales inexactes peut d’ailleurs engager la responsabilité du professionnel qui l’opère. Ce besoin d’exactitude requiert un rapprochement de l’annonce avec l’acte lui-même, analyse juridique conduisant le cas échéant à des compléments si l’information envisagée par la loi le requiert. Ces appréciations exigent un professionnel du droit et font manifestement de la publication, en soi, une des tâches, complexe et subtile, de la rédaction d’actes juridiques. Publier une annonce relative à un acte juridique c’est nécessairement en assurer une partie de la rédaction !

Voilà un éclairage en partie inédit de la notion de rédaction et que la jurisprudence ici entreprise ignore dans toute sa largeur.

Les articles 54 et suivants de la loi de 1971 ne réglementent pas la rédaction de modèles de contrats. Ce qui est réglementé c’est le fait de rédiger des actes efficaces pour autrui, ce qui suppose une série de tâches et d’opérations juridiques dont, entre autres, les publications légales. Tout juge reconnaîtrait la responsabilité d’un professionnel les oubliant en soulignant le caractère global de la mission de rédaction ! La situation des professeurs de droit (L. 1971, art. 57) prouve également l’essence de la rédaction d’actes pour autrui. En pouvant consulter sans rédiger, ils peuvent conseiller relativement à la rédaction d’un modèle de clause ou de plusieurs clauses, bref opiner sur un modèle de contrat (dont la fourniture est libre, soit hors exclusivité : Cass. civ. 1ère, 15 juin 1999 : Bull. I, n° 201). En revanche, les professeurs consultants ne peuvent probablement pas opérer des relevés de registres, prendre des fonds en dépôt, recueillir les signatures ou… publier des annonces légales. Ainsi, aussi étonnant que cela puisse paraître, écrire un modèle de contrat ne met pas en cause la rédaction d’actes juridiques mais seulement le conseil juridique. Rédiger un modèle sans le faire signer c’est conseiller sur le rédaction d’une série de clauses. Rédiger un acte c’est plus largement, au sens de la loi de 1971, prendre en charge une affaire en rédigeant un acte dans l’intérêt d’une personne et, pour ce faire, effectuer les publications légales qui lui sont consubstantielles ! La solution judiciaire rapportée, si elle ne l’ignore, feint de l’ignorer.

L’observation renouvelle la question de la valeur de la jurisprudence annexée. La Cour ne devait-elle pas en l’espèce casser l’arrêt d’appel fondé sur l’article 1353 ? En effet, après avoir défini la publication dans les journaux d’annonces légales comme de la rédaction d’actes juridiques au sens de la loi de 1971, il n’est plus alors possible d’admettre le jeu d’une présomption. Publier c’est rédiger ! Si publier un acte est partie intégrante de la « rédaction d’actes », il n’y a en vérité aucune présomption à déduire des publications légales. Dans cette analyse, la publication n’est pas un indice mais la preuve elle-même de la rédaction : publier c’est rédiger ! Aucun texte de preuve n’a à être utilisé puisque les comptables ne niaient pas être les auteurs des publications légales.

Ainsi, juger sur le fondement de l’article 1353 revient à fonder l’arrêt sur une règle qui n’a rien à voir avec les faits de l’espèce. Appliquer l’article 1353 du code civil est donc au mieux de la contrariété de motivation (J. et L. Boré, précité, n° 60.63) voire, plus probablement, une fausse application de l’article 1353 (ou sa violation). Les deux cas impliquent la cassation. Le pourvoi n’était donc pas totalement désespéré pour peut-être rechercher un contrôle exceptionnel de l’application de l’article 1353 qui, en l’espèce, repose sur une conception très contestable de la notion de rédaction d’actes de l’article 59.

Cette analyse souligne l’importance d’une phrase - précitée - de l’arrêt : la « publication légale de ces actes… n'était pas, elle-même, reprochée ». Cela laisse entendre qu’à l’inverse il y aurait eu cassation (…ce qui supposait la production du moyen au fond). La guerre du droit peut-elle encore, malgré la présente jurisprudence, être civile ? La Cour de cassation a-t-elle vu le caractère artificiel du rejet d’espèce et donc de "sa" jurisprudence ? On le croira car, sauf cette interprétation, ladite phrase reste mystérieuse. Mais cette incisive, sous forme d'apposition, est de toute façon trop subtile : cette jurisprudence obscurcit davantage la notion de « rédaction d’acte juridique » qu’elle ne l’éclaire : elle dit trop clairement que la publication des annonces légales n’en est pas. Or tel n’est pas le cas, on s’en est expliqué. La plupart des lecteurs de l’arrêt en retiendront que la rédaction d’actes juridiques se partage : d’une part la rédaction (pur acte de plume ?), d’autre part les formalités (dont les publications dans les journaux d’annonces légales). Rien dans la loi n’autorise un tel découpage. La leçon de droit donnée aux avocats n’a peut-être pas la qualité qu’on aurait pu en attendre… fallait-il publier un de ces arrêts au Bulletin de la Cour ?


La rédaction d’acte doit au contraire être affirmée comme étant un tout, une processus certes, mais unitaire (incluant du reste en préalable divers conseils…). Cette affirmation claire et ferme est indispensable à toute application exacte des articles 54 et suivants de la loi de 1971. A défaut, on peut craindre que les juges du fond renoncent à l’appliquer. Un peu d’audace judiciaire aurait donc été bienvenue, et d’ailleurs souhaitable s’agissant d’un litige utile à l’éclairage de diverses professions. La décision rapportée laissera en effet nombre de professionnels perplexes. La Cour régulatrice pouvait éclairer la rédaction d’acte, au lieu de cela elle se retranche derrière un problème de preuve !


CONCLUSION (ET ARRET en ANNEXE)

La guerre du droit risque d’enfler parce que les comptables indélicats dansent : les publications dans les JAL ne prouvent rien et ne sont rien ! Il leur faut recruter les meilleurs juristes… La tension pourrait grandir. Discrédités, les avocats ne peuvent en rester là et espéreront un revirement de la jurisprudence de mars 2005 qui, selon nous, doit pouvoir être mise à bas. Puissent les juges réaliser que la fonction judiciaire sera entravée par un Barreau exclu de la rédaction d’actes juridiques.

Les avocats penseront en outre à la plainte pénale (avec la limite de la dénonciation calomnieuse). Les procureurs de la République entendront parler du délit pénal d’exercice illégal du droit et de ceux relatifs au démarchage et à la publicité en matière de prestations juridiques (L. 1971, art. 66-2 et 66-4), textes auxquels ils ne recourent guère, sauf pour quelques malheureux qui ignoraient plutôt ce qu’ils faisaient. La police ira saisir les disques durs d’ordinateur et inspecter les factures pour vérifier les prestations effectuées. Car il y a des victimes, dont les avocats.

Ils s’astreignent à des règles strictes (d’aucuns n’en soupçonnent même pas l’existence) et à une rigoureuse obligation d’exclusivité aux activités juridiques, quand l’immobilier des notaires et huissiers multiplient les contacts… ( Sur ce problème : J.-P. Chiffaut-Moliard, A la conquête de nouveaux espaces, Maître, mai 2002, p. 26, prônant la réforme de l’article 115 du décret de 1991 limitant l’activité des avocats ; ne faut-il pas susciter un refus du ministre de la justice de retirer ce texte et l’attaquer ?). Ce serait une façon de signifier que les professionnels du droit ont fini de tolérer les errements des Gouvernements successifs. Les avocats qui sont concurrencés par tout le monde ne pourront pas indéfiniment ne concurrencer personne.




Hervé CAUSSE
Professeur d’Université, Professeur à la Faculté de Droit et de Sciences Sociales de Poitiers, Fondateur de l’Institut de recherche sur les contrats et investissements et du Master Rédaction d’actes juridiques et de contrats (Université de Reims Champagne-Ardenne)



ANNEXE


ARRET EMPRUNTE A LA BASE PUBLIQUE LEGIFRANCE

Cour de Cassation
Chambre civile 1
Audience publique du 1 mars 2005 - Rejet
N° de pourvoi : 02-11743
Publié au bulletin

Président : M. Ancel.
Rapporteur : M. Gallet.
Avocats : la SCP Lyon-Caen, Fabiani et Thiriez, la SCP Gatineau.


REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, PREMIERE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Attendu que, estimant que des publications, insérées dans des journaux d'annonces légales et relatives à des travaux juridiques effectués par des experts-comptables, révélaient une violation des dispositions de l'article 59 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, modifiée par la loi n° 90-1259 du 31 décembre 1990, de l'article 1er de la loi n° 70-9 du 2 janvier 1970 réglementant les conditions d'exercice des activités relatives à certaines opérations portant sur les immeubles et les fonds de commerce, et des articles 2 et 22 de l'ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945 portant institution de l'Ordre des experts-comptables et réglementant le titre et la profession d'expert-comptable, la Conférence des bâtonniers, association nationale des ordres d'avocats de France et d'Outre-Mer, et l'Ordre des avocats du barreau de Nice ont introduit, à l'encontre de la société SAGEC, société d'expertise comptable, une instance, à laquelle sont intervenus volontairement le Conseil supérieur et le Conseil régional de l'Ordre des experts-comptables, aux fins de faire cesser cette activité juridique ; que l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 15 novembre 2001) les a déclarés irrecevables à agir sur le fondement de la loi du 2 janvier 1970 et les a déboutés de leurs demandes fondées sur les autres textes ;
Sur le premier moyen, pris en ses cinq branches, tel qu'il figure au mémoire en demande et est annexé au présent arrêt :
Attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer sur ce moyen dont aucune branche ne serait de nature à permettre l'admission du pourvoi ;
Sur le second moyen, pris en ses huit branches, tel qu'il figure au mémoire en demande et est annexé au présent arrêt :
Attendu qu'il résulte des dispositions combinées des articles 54, alinéa 4, et 59 de la loi du 31 décembre 1971 modifiée, et de l'article 22 de l'ordonnance du 19 septembre 1945, que les experts-comptables ont la faculté de rédiger des actes sous seing privé, sans pouvoir en faire l'objet principal de leur activité, lorsque ces actes constituent l'accessoire direct des missions d'ordre comptable ou des travaux comptables qui leur sont confiés par leurs clients ; que la cour d'appel, qui a exactement énoncé qu'il découle de ces textes que l'expert-comptable avait la possibilité de fournir des prestations juridiques liées à son activité principale, dans les conditions légalement définies, a, sans inverser la charge de la preuve, souverainement retenu, indépendamment de la motivation purement illustrative par laquelle elle a envisagé la rédaction des actes litigieux par les parties concernées ou par leurs avocats, que la publication légale de ces actes, laquelle n'était pas, elle-même, reprochée à la société SAGEC, ne suffisait pas à prouver, en l'absence d'autre circonstance, que celle-ci les avait rédigés, de sorte que la Conférence des bâtonniers et l'Ordre des avocats au barreau de Nice n'avaient pas démontré que la société d'expertise comptable avait eu, de manière illicite, une activité juridique ; que le moyen, mal fondé en ses deuxième, troisième et quatrième branches et irrecevable, comme nouveau et mélangé de fait, en sa cinquième branche, est inopérant en ses autres griefs ;
PAR CES MOTIFS : REJETTE le pourvoi ;
Condamne la Conférence des bâtonniers et l'Ordre des avocats au barreau de Nice aux dépens ;
Vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, déboute la société SAGEC, le Conseil supérieur et le Conseil régional de l'Ordre des experts-comptables de leur demande ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du premier mars deux mille cinq.

Publication : Bulletin 2005 I N° 99 p. 85, Décision attaquée : Cour d'appel d'Aix-en-Provence, 2001-11-15
Titrages et résumés EXPERT-COMPTABLE ET COMPTABLE AGREE - Pouvoirs - Rédaction pour autrui d'actes sous seing privé en matière juridique - Conditions - Accessoire direct de la prestation fournie.

Il résulte des dispositions combinées des articles 54, alinéa 4, et 59 de la loi du 31 décembre 1971 modifiée, et de l'article 22 de l'ordonnance du 19 septembre 1945, que les experts-comptables ont la faculté de rédiger des actes sous seing privé, sans pouvoir en faire l'objet principal de leur activité, lorsque ces actes constituent l'accessoire direct des missions d'ordre comptable ou des travaux comptables qui leur sont confiés par leurs clients. Il appartient à celui qui allègue qu'un expert-comptable a eu, de manière illicite, une activité juridique, d'en apporter la preuve.

EXPERT-COMPTABLE ET COMPTABLE AGREE - Pouvoirs - Rédaction pour autrui d'actes sous seing privé en matière juridique - Conditions - Inobservation - Preuve - Charge - Détermination
Précédents jurisprudentiels : Sur la condition de licéité de la rédaction des actes, à rapprocher : Chambre civile 1, 2003-02-04, Bulletin 2003, I, n° 36, p. 29 (cassation), et l'arrêt cité.
Lois citées : Loi 71-1130 1971-12-31. Loi 90-1259 1990-12-31 art. 54, art. 59.
Ordonnances citées : Ordonnance 45-2138 1945-09-19 art. 22.

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