Humanisme et raison juridique, #directdroit par Hervé CAUSSE
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L'investisseur mal loti par le PSI et mal traité par le juge d'appel... qui maltraite aussi la prescription (Cass. com., 21 mai 2025, inédit)



Voilà un pur arrêt de droit des obligations qui pourrait apparaître comme un arrêt de droit de l'investissement. Il est intéressant pour montrer comment le juge d'appel peut perdre le fil logique d'une demande de réparation.

I. La Cour de cassation, dans le n° 11 de son arrêt, l'indique nettement.

"... l'arrêt retient que celle-ci (le prestataire Ndlr) avait manqué à son devoir de conseil sur les risques de perte du capital lié à un type d'investissement complexe et atypique, présentant un caractère aléatoire, alors que Mme [U] était un investisseur non averti et présentait un profil d'investisseur prudent, mais décide qu'il n'est pas établi que Mme [U] n'aurait pas choisi l'investissement litigieux si elle avait été mieux informée et que sa perte de chance de ne pas perdre son investissement trouve sa cause dans la liquidation de la société Aristophil." Outre ce nom célèbre, on constate la négation même du concept de perte de chance avec ce raisonnement. Sachant que la mécanique de la perte de chance se discute, mais un juge d'appel doit pour l'heure l'appliquer.

La fin de l'histoire : l'investisseur aura-t-il 1 % de ses pertes, ou 99 % ? La perte chance oblige le juge à fixer souverainement, mais dans ces bornes (1 ou 99 %), le préjudice du client, de le calculer en euros et ainsi de le réparer. Pour l'heure, les réparations en cryptomonnaies ne sont pas permises mais à la vitesse des "petites" reconnaissances légales et réglementaires de ces monnaies qui ne sont pas des monnaies... cela ne saurait tarder.

II. Pour les amateurs de théorie, vous noterez que le juge du droit cite la cour d'appel en évoquant "la date des contrats d'investissement", notion actuellement cryogénisée. Le contrat d'investissement est un sujet intraitable en l'état actuel de la doctrine, le retard accumulé en théorisation se capitalise en décennies. La réflexion est bornée entre les murs du droit des sociétés, du droit bancaire et du droit des marchés financiers, l'innovation du "contrat d'investissement" est inaccessible. Pensez, la confusion règne encore entre épargne, placement, investissement... y compris chez le législateur, lequel a sur ces questions son centre de gravité à la Direction générale du Trésor qui a des trésors de non-doctrine.

III. Sur le plan de l'intendance, la réponse au premier moyen doit être notée; le délai de prescription court à compter du jour où l'investisseur a vu se réaliser les pertes, et non à la date des investissements. Cela peut tout de même interroger. Mais pas ici et pas maintenant.

_____________________________________________

Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 21 mai 2025, 24-13.217, Inédit

Cour de cassation - Chambre commerciale
N° de pourvoi : 24-13.217
ECLI:FR:CCASS:2025:CO00277
Non publié au bulletin
Solution : Cassation partielle

Audience publique du mercredi 21 mai 2025
Décision attaquée : Cour d'appel de Grenoble, du 23 janvier 2024

Président
Mme Schmidt (conseiller doyen faisant fonction de président)

Avocat(s)
SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :

COMM.

JB



COUR DE CASSATION
______________________


Arrêt du 21 mai 2025

Cassation partielle

Mme SCHMIDT,
conseiller doyen faisant fonction de président

Arrêt n° 277 F-D
Pourvoi n° N 24-13.217




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 21 MAI 2025

Mme [S] [B], épouse [U], domiciliée [Adresse 1], a formé le pourvoi n° N 24-13.217 contre l'arrêt rendu le 23 janvier 2024 par la cour d'appel de Grenoble (1re chambre civile), dans le litige l'opposant à la société Alyanse partenaires, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 2], défenderesse à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Chazalette, conseiller, les observations de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de Mme [B], épouse [U] de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de la société Alyanse partenaires, et l'avis de M. de Monteynard, avocat général, après débats en l'audience publique du 25 mars 2025 où étaient présents Mme Schmidt, conseiller doyen faisant fonction de président, M. Chazalette, conseiller rapporteur, Mme Guillou, conseiller, et Mme Sezer, greffier de chambre,

la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Grenoble, 23 janvier 2024), par trois contrats des 26 avril 2011, 19 septembre 2012 et 21 juillet 2014 conclus sur les conseils de la société Alyanse partenaires, conseil en gestion de patrimoine, Mme [U] a investi diverses sommes sur un produit proposé par la société Aristophil consistant à acquérir des parts indivises de collections de manuscrits anciens.

2. Les 16 février et 5 août 2015, la société Aristophil a été mise en redressement puis en liquidation judiciaires.

3. Le 25 juillet 2018, soutenant avoir été mal informée et conseillée par la société Alyanse partenaires, Mme [U] l'a assignée en responsabilité.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

4. Mme [U] fait grief à l'arrêt de dire irrecevable comme prescrite son action du chef des contrats souscrits les 26 avril 2011 et 19 septembre 2012, alors « que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; que le manquement d'un prestataire de services d'investissement à son obligation de conseil sur l'investissement envisagé et notamment ses risques prive l'investisseur d'une chance d'éviter les risques qui se sont réalisés, la réalisation de ces risques supposant que l'investisseur ait subi des pertes ou des gains manqués ; qu'il en résulte que le délai de prescription de l'action en indemnisation d'un tel dommage ne peut commencer à courir avant la date à laquelle l'investissement a été perdu ; que pour déclarer irrecevable comme prescrite l'action en responsabilité contractuelle du chef des contrats souscrits les 26 avril 2011 et 19 septembre 2012, la cour d'appel a retenu qu'elle avait "pour point de départ la date des contrats d'investissement signés avec la société Aristophil" ; qu'en statuant ainsi, quand Mme [U] n'était manifestement en mesure d'agir qu'à compter du moment où elle pouvait appréhender la perte de chance subie, c'est-à-dire au moment des opérations de revente des parts indivises acquises, lesquelles avaient révélé une surévaluation manifeste de ses collections et la perte de son investissement, la cour d'appel a violé les article 2224 du code civil et L. 110-4 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 2224 du code civil et L. 110-4 du code de commerce :

5. Il résulte de la combinaison de ces textes que les obligations entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.

6. Le manquement d'un prestataire de services d'investissement à son obligation d'information sur le risque de perte en capital et la valorisation du produit financier prive cet investisseur d'une chance d'éviter le risque qui s'est réalisé, la réalisation de ce risque supposant que l'investisseur ait subi des pertes ou des gains manqués. Il en résulte que le délai de prescription de l'action en indemnisation d'un tel dommage ne peut commencer à courir avant la date à laquelle l'investissement a été perdu.

7. Pour déclarer prescrite l'action en responsabilité engagée contre la société Alyanse partenaires du chef des contrats des 26 avril 2011 et 19 septembre 2012, l'arrêt retient que le préjudice invoqué trouve son origine dans le fait d'avoir souscrit les investissements litigieux à la suite d'un défaut d'information et de conseil et consiste en une perte de chance de ne pas contracter ou de contracter dans de meilleures conditions ou de manière différente qui se manifeste dès la conclusion du contrat. Il en déduit que le délai pour agir a pour point de départ la date des contrats signés avec la société Aristophil.

8. En statuant ainsi, alors qu'à la date de conclusion des contrat, le dommage invoqué, tenant aux pertes subies sur les investissements, ne s'était pas réalisé, de sorte que le délai de prescription n'avait pas commencé à courir, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Sur le second moyen

Enoncé du moyen

9. Mme [U] fait grief à l'arrêt de déclarer recevable mais mal fondée son action du chef du contrat souscrit le 21 juillet 2014, alors « que le manquement d'un prestataire de services d'investissement à son obligation de conseil prive l'investisseur d'une chance de ne pas contracter ou de contracter à des conditions moins risquées ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a relevé que "l'investissement dans les collections de la société Aristophil correspondait à un produit complexe et atypique", que la "valorisation du capital de 12 500 euros placé par Mme [U]" présentait un "caractère aléatoire" "eu égard à la typologie très particulière de ce placement", que "la société Alyanse s'était abstenue de conseiller Mme [U] sur les risques de perte du capital lié à ce type d'investissement qui n'est pas soumis à la réglementation protectrice des instruments financiers et à la surveillance de l'AMF" et surtout que Mme [U] était un "investisseur non averti" et présentait un "profil d'investisseur prudent" ; qu'en jugeant néanmoins que la "perte de chance de ne pas perdre l'investissement de l'épargne de 12 500 euros n'est pas en relation causale directe et certaine avec le défaut de conseil de la société Alyanse partenaires", quand il ressortait de ses propres constatations que Mme [U], qui présentait un profil prudent, n'aurait manifestement pas contracté ou aurait contracté dans des conditions moins risquées si la société Alyanse partenaires avait respecté son devoir de conseil au vu des caractéristiques de l'investissement réalisé, la cour d'appel a violé l'ancien article 1147 du code civil, devenu les articles 1217 et 1231-1 du même code, dans leur rédaction issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 :

10. Le manquement d'un prestataire de services d'investissement à son obligation d'information sur le risque de perte en capital et la valorisation du produit financier prive cet investisseur d'une chance de ne pas contracter et d'éviter le risque qui s'est réalisé.

b[11. Pour rejeter l'action en responsabilité engagée contre la société Alyanse partenaires, l'arrêt retient que celle-ci avait manqué à son devoir de conseil sur les risques de perte du capital lié à un type d'investissement complexe et atypique, présentant un caractère aléatoire, alors que Mme [U] était un investisseur non averti et présentait un profil d'investisseur prudent, mais décide qu'il n'est pas établi que Mme [U] n'aurait pas choisi l'investissement litigieux si elle avait été mieux informée et que sa perte de chance de ne pas perdre son investissement trouve sa cause dans la liquidation de la société Aristophil.]b

12. En statuant ainsi, alors que le manquement de la société Alyanse partenaires à son obligation d'information et de conseil sur les risques liés à l'investissement qu'elle a proposé à Mme [U] a privé cette dernière d'une chance de ne pas contracter et d'éviter ces risques, dont celui de liquidation judiciaire, qui s'est réalisé, la cour d'appel a violé le texte susvisé.



PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il dit recevable l'action en responsabilité contractuelle du chef du contrat souscrit le 21 juillet 2014 et en ce qu'il confirme le jugement qui a débouté Mme [U] de sa demande de dommages et intérêts de 10 000 euros, l'arrêt rendu le 23 janvier 2024, entre les parties, par la cour d'appel de Grenoble ;

Remet, sur les autres points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Chambéry ;

Condamne la société Alyanse partenaires aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Alyanse partenaires et la condamne à payer à Mme [U] la somme de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé publiquement le vingt et un mai deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.ECLI:FR:CCASS:2025:CO00277

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