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L'usucapion : ou le juge d'appel en difficulté avec la prescription acquisitive trentenaire (Cass. 3e civ., 17 déc. 2020, n°18-24.434 ; 19 nov. 2020, n° 19-20.527)



Oeuvre de JC ROY
Oeuvre de JC ROY
Nec vi, nec clam, nec precario
(Sans violence, sans clandestinité, sans précarité
Cicéron utilisait déjà l'expression)


Le droit concret, terrien, qui s'applique sur la terre, par des faits précis, un piquet, le vestige d'une palissade, un ancien bornage déblayé, un fossé d'écoulement encore vaguement tracé... telle est la véritable dimension du droit. Véritable puisque initiale. Ensuite viennent les abstractions, mais elles doivent être tirées de réalités concrètes.

Apprendre le droit et initialement le pratiquer essentiellement avec les liens, les obligations, les rapports, les actions qui n'ont ni existence tangible ni représentation sûre, pas même chez les meilleurs théoriciens, c'est s'assurer de devenir un jour un juriste théorique qui élabore des théories, ou plus communément manie des théories, qui ne tiennent pas la route cinq minutes devant un (bon) juge.

Cette ambiance-là menace depuis longtemps le droit moderne et le sape au point d'en faire une œuvre à retoucher périodiquement : le droit ne prévoit plus grand chose. Le droit (donc les lois, les décisions de justices et les pratiques) renie sa vocation première. La norme prévue et invalidée et la négation du fait normatif !

Une autre conséquence opère dans l'esprit des juristes qui prétendent opérer au moyen de pures abstractions. Ils s'y perdent ! Voir des juges professionnels ne pas comprendre et ne pas savoir juger des cas concrets de possession acquisitive démontre cela (tout en détruisant le mythe de l'école nationale qui opère probablement sur une culture unique qui n'est pas celle du concret).

Il est étonnant de voir que des juges professionnels aient tant de mal avec le concret de la possession, la réalité la plus grossière qui soit : le fait d'être sur une parcelle de terre, de l'occuper. Étonnant de les voir ne pas savoir attacher les faits significatifs (les preuves, les modes de preuve), confirmant ou non ce fait grossier, par des marques sur le terrain par des pièces administratives, par des actes de vente (fussent-ils irréguliers), par des témoignages voire par des actes de notoriété.

La Cour de cassation a dû juger (et non rappeler, à la rigueur elle "rappelle" dans son rapport ou relation de l'affaire) que la prescription acquisitive trentenaire, on dit usucapion, peut jouer contre un titre (de propriété, éventuellement publié comme l'on fit à la Conservation des hypothèques).


Dans la société théorique des titres et liens de droit(s) qu'ils font, abstraits, enregistrés comme il faut auprès de l'administration, qui prend acte ce faisant d'un acte notarié (le Graal)... le titre domine les esprits et même les âmes.

On en vient à oublier que posséder par une possessions trentenaire publique, continue et paisible permet, selon la loi, d'acquérir la propriété (l'étudiant relira les conditions dans un bon ouvrage). Acquérir cela veut dire, en figuré, expulser celui qui était préalablement propriétaire. Quel que soit son titre.

L'attendu est cinglant, dépouillé, au point de rendre l'arrêt d'appel un peu ridicule, ce à quoi la nouvelle rédaction des arrêts de cassation contribue.

"9. En statuant ainsi, alors que la prescription trentenaire peut être opposée à un titre, la cour d’appel a violé les textes susvisés."


Un autre arrêt montre la même difficulté. Cette fois la Cour de cassation casse pour un défaut de base légale, et non une violation de la loi, car l'arrêt d'appel sert un plat trop mélangé pour que l'on s'y retrouve.

Comme l'on disait, il faudra reprendre les faits un par un, en faire la synthèse en une ligne, et dire si oui ou non il y a usucapion - c'est alors appliquer la règle. La phrase juridique est un énoncé prescriptif, c'est-à-dire "applicatif". Partir des faits : voilà la bonne méthode pour faire du droit. Oublier les biais qui font des titres bien enserrés dans les relations sociales et administratives ne pèsent parfois rien par rapport aux faits.

Seul les faits sont la vie, le droit bien peu. Que quelques règles de droit soulignent l'importance des faits (si souvent négligés dans les commentaires d'arrêts alors qu’ils déterminent le texte en son entier...) est une chance pour l'humain. Il n'est lui-même qu'un fait qu'un minuscule fait, tel un virus si peu visible, fait biologique. Qui peut le vaincre.

Les faits, toujours les faits et surtout d'abord les faits.


___________________

Décisions copiées sur le site de la Cour de cassation et sur Legifrance (là avec quelques difficultés).


Cass. 3e civ., 17 décembre 2020 (18-24.434)

Arrêt n° 944 du 17 décembre 2020 (18-24.434) - Cour de cassation - Troisième chambre civile - ECLI:FR:CCAS:2020:C300944
PROPRIÉTÉ IMMOBILIÈRE
Cassation
Demandeur(s) : M. A... X... agissant tant en son nom personnel qu’en qualité de seul héritier de B... X..., divorcée Y..., décédée le 27 août 2015
Défendeur(s) : Prevalim, société à responsabilité limitée

Faits et procédure

1. Par acte sous seing privé du 9 juin 1961, B... Z... s’est engagé à vendre à C... P... une partie de la parcelle cadastrée [...].

2. Un arrêt irrévocable du 3 juin 1980 a confirmé un jugement du 23 février 1976 ayant déclaré la vente parfaite et a ordonné la régularisation de la vente par acte authentique.

3. La vente n’a donné lieu à aucune publication.

4. Par acte du 23 août 1995, publié le 13 décembre 1995, les ayants droit de B... Z... ont vendu la parcelle à la société Prevalim.

5. Par acte du 3 octobre 2013, la société Prevalim, se prévalant de son titre régulièrement publié, a assigné les consorts P... en expulsion de la partie de cette parcelle occupée par eux. Ceux-ci lui ont opposé la prescription acquisitive trentenaire.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

6. M. P... fait grief à l’arrêt d’accueillir les demandes de la société Prevalim, alors « que la propriété s’acquiert aussi par prescription ; que, pour décider que la parcelle en litige était la propriété de la société Prevalim et débouter M. P... de ses demandes, la cour d’appel a retenu que les titres respectifs des parties étaient soumis à publicité foncière, que l’un était publié à la conservation des hypothèques et l’autre non, qu’ils conféraient à chacune des parties des droits concurrents sur le même bien, que la société Prevalim était fondée à se prévaloir de l’antériorité de la publication de son titre de propriété et que M. P... était dès lors irrecevable à se prévaloir de la prescription acquisitive ; qu’en statuant ainsi, cependant qu’il est toujours possible de prescrire contre un titre, la cour d’appel a violé l’article 30.1 du décret du 4 janvier 1955 par fausse application, et les articles 712 et 2272 du code civil par refus d’application. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 712 et 2272 du code civil :

7. Il résulte du premier de ces textes que la propriété s’acquiert aussi par prescription dans les délais prévus par le second.

8. Pour rejeter les demandes de M. P..., l’arrêt retient que les titres respectifs des parties, leur conférant des droits concurrents, étaient soumis à publicité foncière, que, titulaire du seul acte publié à la conservation des hypothèques, la société Prevalim est fondée à se prévaloir de l’antériorité de la publication de son titre de propriété et qu’il en résulte que M. P... est irrecevable à se prévaloir de la prescription acquisitive.

9. En statuant ainsi, alors que la prescription trentenaire peut être opposée à un titre, la cour d’appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 4 septembre 2018, entre les parties, par la cour d’appel de Lyon ;

Remet l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Lyon, autrement composée ;

Président : M. Chauvin
Rapporteur : Mme Andrich
Avocat général : Mme Guilguet-Pauthe
Avocat(s) : Me Balat - Me Le Prado

______________________________________

Cass. 3e civ., 19 novembre 2020, n° 19-20.527

Cour de cassation - Chambre civile 3
N° de pourvoi : 19-20.527
ECLI:FR:CCASS:2020:C300875
Non publié au bulletin
Solution : Cassation partielle
Audience publique du jeudi 19 novembre 2020
Décision attaquée : Cour d'appel de Basse-Terre, du 21 janvier 2019

LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

COUR DE CASSATION
______________________

Audience publique du 19 novembre 2020

Cassation partielle


M. CHAUVIN, président



Arrêt n° 875 F-D

Pourvoi n° E 19-20.527




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 19 NOVEMBRE 2020

M. T... E..., domicilié [...] , a formé le pourvoi n° E 19-20.527 contre l'arrêt rendu le 21 janvier 2019 par la cour d'appel de Basse-Terre (1re chambre civile), dans le litige l'opposant :

1°/ à Mme D... P..., épouse X..., domiciliée [...] ,

2°/ à Mme I... P..., épouse J..., domiciliée [...] ,

3°/ à Mme N... W..., épouse G..., domiciliée [...] ,

4°/ à Mme A... W..., épouse K..., domiciliée [...] ,

5°/ à Mme V... Y..., épouse B..., domiciliée [...] ,

6°/ à M. R... O..., domicilié [...] ,

7°/ à Mme S... Y..., épouse O..., domiciliée [...] ,

8°/ à Mme H... Y..., domiciliée [...] ,

défendeurs à la cassation.

Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Béghin, conseiller référendaire, les observations de la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh, avocat de M. E..., de la SCP Jean-Philippe Caston, avocat des consorts P...-W..., après débats en l'audience publique du 6 octobre 2020 où étaient présents M. Chauvin, président, M. Béghin, conseiller référendaire rapporteur, M. Echappé, conseiller doyen, et Mme Besse, greffier de chambre,

la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Basse-Terre, 21 janvier 2019), Mmes D... et I... P... et Mmes N... et A... W... (les consorts P...-W...), se prétendant propriétaires d'une parcelle occupée par M. E..., l'ont assigné, ainsi que Mmes H... et V... Y..., ayants droit de S... Y..., en expulsion.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

2. M. E... fait grief à l'arrêt de dire que les consorts P...-W... sont propriétaires de la parcelle située à [...], cadastrée section [...] lieu-dit [...] , en leur qualité d'héritiers de M... W..., et d'ordonner son expulsion et celle de tous occupants de son chef, alors « que, si en l'absence de titre la preuve de la propriété immobilière est libre, le demandeur qui échoue à rapporter la preuve de la propriété faute d'acte matériel de possession ne peut se voir déclarer propriétaire lorsque le défendeur, possesseur du bien, démontre des actes matériels de possession, peu important qu'il ne revendique pas la propriété du bien ; qu'en l'espèce, après avoir constaté que les consorts P...-W... n'étaient pas en mesure de justifier d'une possession trentenaire faute d'actes matériels de possession, la cour d'appel a néanmoins accueilli leur action en revendication au regard d'attestations et d'indices de propriété constitués d'un relevé cadastral et de l'édification d'une maison en 1989 sur le terrain litigieux ; qu'en statuant ainsi sans confronter ces éléments de preuve à la possession de M. E... depuis 1978, aux actes matériels de possession de celui-ci et aux indices de possession de S... Y..., la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 544 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 544 du code civil :

3. La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements.

4. Pour déclarer les consorts P...-W... propriétaires de la parcelle litigieuse, l'arrêt retient que, s'ils ne sont pas en mesure de justifier d'une possession trentenaire, ils établissent cependant, par attestations corroborées par plusieurs indices, que le terrain qu'ils revendiquent était la propriété de M... W..., qui l'avait hérité de sa mère, tandis que M. E..., qui soutient que le terrain appartenait à S... Y..., ne le démontre pas.

5. En se déterminant ainsi, après avoir retenu que M. E..., qui prétendait posséder la parcelle revendiquée, disposait d'un intérêt à s'opposer à la demande d'expulsion, la cour d'appel, qui s'est bornée à retenir que les éléments de preuve produits par les consorts P...-W... établissaient leur propriété sur la parcelle litigieuse, n'a pas donné de base légale à sa décision.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit que les consorts P...-W... sont propriétaires de la parcelle située à [...], cadastrée section [...] , lieudit [...], en leur qualité d'héritiers de M... W..., et en ce qu'il ordonne l'expulsion de M. E... et de tous occupants de son chef de cette parcelle, l'arrêt rendu le 21 janvier 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Basse-Terre ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Basse-Terre, autrement composée ;

Condamne les consorts P...-W... aux dépens ;


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