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La théorie du patrimoine d'Aubry et Rau et le (futur) patrimoine professionnel aliénable de l'entrepreneur individuel (Sénat, projet de loi n° 869, 2021)



Avec l'avènement il y a dix ans de l'EIRL dans le Code de commerce*, on pouvait penser que la théorie du patrimoine de Charles Aubry et Charles Rau était révolue. C'était sans compter sa clarté et sa force. La théorie énonce que toute personne a nécessairement un et un seul patrimoine, lequel, indivisible et inaliénable, est un ensemble réunissant tous les éléments pécuniaires de la personne dans lequel l'actif répond du passif. Ainsi formulée, la notion juridique de patrimoine se distingue de celle pratiquée dans la langue courante renvoyant plutôt à la richesse nette (actif - passif = actif net).

Le patrimoine est ainsi un mécanisme entre biens, choses, droits et obligations, et aussi un mécanisme entre les personnes et les biens : il constitue un attribut de la personnalité (toute personne a un patrimoine, qu'elle le veuille ou non).

Cet ensemble juridique abstrait demeure une référence puisque, en tant qu'universalité juridique, donc abstraite, il souligne ce qu'est la vie juridique d'une personne au plan patrimonial (le patrimoine ne comporte pas les éléments purement personnels, la parenté le nom... qui sont des droits extra-patrimoniaux, sans valeur ni commerce). Le patrimoine permet de recenser les droits patrimoniaux (biens) et de subir les poursuites des engagements pris, des dettes.

Ainsi l'article 2284 du Code civil (anc. art. 2092, pour la jurisprudence et les ouvrages antérieurs à 2006) dispose : "Quiconque s'est obligé personnellement, est tenu de remplir son engagement sur tous ses biens mobiliers et immobiliers, présents et à venir." Terme générique, l'engagement qui gage le futur, voilà qui dit la dimension flexible et durable du patrimoine, et le créancier et le débiteur comprennent bien !

L'article 2285 du Code civil prévoit lui : "Les biens du débiteur sont le gage commun de ses créanciers ; et le prix s'en distribue entre eux par contribution, à moins qu'il n'y ait entre les créanciers des causes légitimes de préférence." (anc. art. 2093). L'image du "gage commun", car ces mots valent image plus que sûreté, est forte ; elle donne l'idée d'un droit de gage général du créancier sur les biens de son débiteur (texte du Code civil situé dans les articles d'introduction du livre sur les sûretés).

L'EIRL instituée en 2010 laissait penser que la théorie classique était invalidée. Les manuels ont cependant peu changé, la doctrine enseigne encore la théorie classique. Il est vrai que la plupart de ses énoncés sont explicatifs quand les articles 2284 et 2885 du Code civil, eux, ne le sont pas plus qu'auparavant. Ils renferment implicitement la théorie du patrimoine qui permet à un créancier de poursuivre son débiteur sur l'ensemble de ses biens présents et à venir.

La théorie - ou le système - que renferme le Code civil, Aubry et Rau, eux, avaient su l'énoncer.
Voyez

La loi, elle, n'a pas su définir le patrimoine ni même en souligner la notion en énumérant ses traits les plus forts. La doctrine ds professeurs strasbourgeois l'avait fait superbement en traduisant la loi en propos simples, forts et compréhensibles (sans que leur doctrine ne soit, à l'occasion, une source de droit).

Voilà un bel exemple de créativité juridique, laquelle ne consiste pas à étendre la science juridique à des faits extravagants imaginaires...

Le projet de loi n° 869 en faveur de l’activité professionnelle indépendante, actuellement au Sénat (octobre 2021), entend compléter le Code de commerce d'une section encore remarquable (voyez les extraits ci-dessous).

Cette fois le patrimoine individuel semble être une réalité systématique de la personne qui exerce à titre individuel. Cette fois, surtout, le patrimoine professionnel peut être cédé. On note, en comptant la chose pour négligeable au plan théorique, que "le droit de gage" (art. 3, qui n'est qu'un droit de poursuivre pour se faire payer) est réservé en cas de fraude ou de négligence répétées. L'exception n'infirme pas le principe : l'entrepreneur aura deux patrimoine, un professionnel, cessible, l'autre personnel, incessible (mais transmissible - à cause de mort).

Ce dernier est-il atteint et la théorie classique est-elle atteinte ? C'est une question théorique et académique visant à déterminer le sens du vent. Un professionnel y trouvera peu d'intérêt. On sait comment les choses marchent et ainsi sont-elles : on les applique. Il y a des idées qui courent dans les Facultés dont le milieu finit par croire qu'elles ont une grande importance parce qu'elle sont une fiche de TD, les réalités sont plus contrastées.

L'EURL (la SARL de un !), puis la SASU (la SAS de un !) ont mal atteint la théorie classique. Par l'acte unilatéral qui institue la personne morale, au lieu du contrat de société, c'est d'abord une personne juridique que l'on crée et, seulement par voie de conséquence, un patrimoine (celui de la société de un !).

Mais déjà avec la fiducie, depuis 2007 (C. civ., art. 2011 et s.)**, toute personne peut avec un avocat ou un établissement de crédit créer un patrimoine fiduciaire ; son départ ressemble à une scission de son patrimoine initial. Toutefois, l'opération miroite en une affectation d'éléments d'actifs et non en une transmission d'une fraction du passif (une vraie fausse scission !). Point délicat. En outre, l'affectation de ce patrimoine fiduciaire ressemble à une cession s'il est fait à un tiers, à la fin d'une scission s'il revient au fiduciant (propriétaire initial). En outre, la fiducie intéresse toute personne physique, et non pas le professionnel que vise le Code de commerce cité plus haut.

Avec la fiducie ou avec le patrimoine professionnel (actuellement en gestation au Sénat) la théorie s'use encore tout en résistant encore puisque ce n'est qu'un texte sur les professionnels et non pour toute personne.

Ainsi, le droit de poursuite des créanciers (dit en doctrine "droit de gage général" et le projet l'emploie...), avec ce nouveau patrimoine d'affectation, au sein du Code de commerce, est limité par le projet d'article L. 526-22, al. 4 : "Par dérogation aux articles 2284 et 2285 du code civil, et sans préjudice des articles L. 526-1 et L. 526-7 du présent code, l’entrepreneur individuel n’est tenu de remplir son engagement à l’égard de ses créanciers, dont les droits sont nés à l’occasion de son exercice professionnel, que sur son seul patrimoine professionnel..."

Politiquement, l'avancée visible de la protection de l'entrepreneur n'est sans doute qu'apparence. La disposition qui vient d'être énoncée réserve le cas des sûretés. L'entrepreneur pourra donc être autrement tenu... et s'il n'est tenu par rien, personne ne voudra contracter avec lui car les partenaires n'auront pas confiance, étant noté que les consommateurs aussi ont un droit à être protégé.

Ce sont ces fatalités que le législateur tient à ignorer et qui font qu'après mille lois de modernisation et protections il en faut une mille unième. Ce propos a été tenu mille fois par d'autres, en vain. La technocratie qui règne n'est pas qu'un fait d'école, c'est un fait politique fait de naïveté et de vanité (ma loi va tout changer !). C'est aussi un fait d'ignorance des théories juridiques de l'ordre juridique légal qui se compensent entre elles, ce qui là est ignoré - incompétence ordinaire.

A suivre !




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* Article L. 526-6 (mod. par LOI n°2019-486 du 22 mai 2019 - art. 7)
"Pour l'exercice de son activité en tant qu'entrepreneur individuel à responsabilité limitée, l'entrepreneur individuel affecte à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel, sans création d'une personne morale, dans les conditions prévues à l'article L. 526-7.
Ce patrimoine est composé de l'ensemble des biens, droits, obligations ou sûretés dont l'entrepreneur individuel est titulaire, nécessaires à l'exercice de son activité professionnelle. Il peut comprendre également les biens, droits, obligations ou sûretés dont l'entrepreneur individuel est titulaire, utilisés pour l'exercice de son activité professionnelle, qu'il décide d'y affecter et qu'il peut ensuite décider de retirer du patrimoine affecté. Un même bien, droit, obligation ou sûreté ne peut entrer dans la composition que d'un seul patrimoine affecté.
Par dérogation à l'alinéa précédent, l'entrepreneur individuel exerçant une activité agricole au sens de l'article L. 311-1 du code rural et de la pêche maritime peut ne pas affecter les terres utilisées pour l'exercice de son exploitation à son activité professionnelle. Cette faculté s'applique à la totalité des terres dont l'exploitant est propriétaire.
Pour l'exercice de l'activité professionnelle à laquelle le patrimoine est affecté, l'entrepreneur individuel utilise une dénomination incorporant son nom, précédé ou suivi immédiatement des mots : " Entrepreneur individuel à responsabilité limitée ” ou des initiales : " EIRL ”."

** "La fiducie est l'opération par laquelle un ou plusieurs constituants transfèrent des biens, des droits ou des sûretés, ou un ensemble de biens, de droits ou de sûretés, présents ou futurs, à un ou plusieurs fiduciaires qui, les tenant séparés de leur patrimoine propre, agissent dans un but déterminé au profit d'un ou plusieurs bénéficiaires."

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Je salue les lecteurs du mois de septembre venus à 13 682 reprises sur Direct Droit.
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Projet de loi en faveur de l’activité professionnelle indépendante (Sénat, 2021)


Chapitre Ier
De la simplification de différents statuts de l’entrepreneur

Section 1
Des conditions d’exercice de l’entrepreneur individuel
Article 1er
I. – L’intitulé du chapitre VI du titre II du livre V du code de commerce est remplacé par l’intitulé suivant : « De la protection de l’entrepreneur individuel ».
II. – Le même chapitre est complété par deux sections ainsi rédigées :

« Section 3
« Du statut de l’entrepreneur individuel
« Art. L. 526-22. – L’entrepreneur individuel est une personne physique qui exerce en nom propre une ou plusieurs activités professionnelles indépendantes.
« Les biens, droits, obligations et sûretés dont il est titulaire, utiles à l’activité ou à la pluralité d’activités professionnelles indépendantes, constituent le patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel. Sous réserve du livre VI du code de commerce, ce patrimoine ne peut être scindé.
« Les éléments du patrimoine de l’entrepreneur individuel non compris dans le patrimoine professionnel constituent son patrimoine personnel.
« Par dérogation aux articles 2284 et 2285 du code civil, et sans préjudice des articles L. 526-1 et L. 526-7 du présent code, l’entrepreneur individuel n’est tenu de remplir son engagement à l’égard de ses créanciers, dont les droits sont nés à l’occasion de son exercice professionnel, que sur son seul patrimoine professionnel, sauf sûretés conventionnelles ou renonciation dans les conditions prévues à l’article L. 526-24. Les dettes dont l’entrepreneur individuel est redevable auprès des organismes de recouvrement des cotisations et contributions sociales sont nées à l’occasion de son exercice professionnel.
« Seul le patrimoine personnel constitue le droit de gage général des créanciers de l’entrepreneur individuel dont les droits ne sont pas nés à l’occasion de l’activité mentionnée au premier alinéa. Toutefois, si le patrimoine personnel est insuffisant, le gage général des créanciers peut s’exercer sur le patrimoine professionnel, dans la limite du montant du bénéfice réalisé lors du dernier exercice clos.
« La distinction des patrimoines personnel et professionnel de l’entrepreneur individuel ne l’autorise pas à se porter caution en garantie d’une dette dont il est débiteur principal.
« Les conditions d’application du présent article sont définies par décret en Conseil d’État.
« Art. L. 526-23. – Le droit de gage de l’administration fiscale et des organismes de sécurité sociale porte sur l’ensemble des patrimoines professionnel et personnel de l’entrepreneur individuel en cas de manœuvres frauduleuses ou d’inobservation grave et répétée de ses obligations fiscales dans les conditions prévues aux I et II de l’article L. 273 B du livre des procédures fiscales, ou dans le recouvrement des cotisations et contributions sociales dans les conditions prévues à l’article L. 133-4-7 du code de la sécurité sociale.
« Le droit de gage de l’administration fiscale porte également sur l’ensemble des patrimoines professionnel et personnel de l’entrepreneur individuel pour les impositions mentionnées au III de l’article L. 273 B du livre des procédures fiscales.
« Le droit de gage des organismes de recouvrement mentionnés aux articles L. 225-1 et L. 752-4 du code de la sécurité sociale porte également sur l’ensemble des patrimoines professionnel et personnel pour les impositions et contributions mentionnées au deuxième alinéa de l’article L. 133-4-7 du code de la sécurité sociale.
« Les conditions d’application du présent article sont définies par décret en Conseil d’État.
« Art. L. 526-24. – L’entrepreneur individuel peut, sur demande écrite d’un créancier, renoncer à la dérogation prévue au quatrième alinéa de l’article L. 526-22, pour un engagement spécifique. Cette renonciation doit respecter, à peine de nullité, les formes prescrites par décret.
« Cette renonciation ne peut intervenir avant l’échéance d’un délai de réflexion de sept jours francs, à compter de la réception de la demande de renonciation.

« Section 4
« Du transfert du patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel

« Art. L. 526-25. – L’entrepreneur individuel peut céder à titre onéreux, transmettre à titre gratuit entre vifs ou apporter en société l’intégralité de son patrimoine professionnel sans procéder à sa liquidation.
« Le transfert de propriété ainsi opéré n’est opposable aux tiers qu’à compter de sa publicité dans les conditions prévues par décret.
« Art. L. 526-26. – Les créanciers de l’entrepreneur individuel dont la créance est née avant la date de publicité du transfert de propriété peuvent former opposition au transfert du patrimoine professionnel dans un délai fixé par décret.
« L’opposition formée par un créancier n’a pas pour effet d’interdire le transfert du patrimoine professionnel.
« La décision de justice statuant sur l’opposition, soit la rejette, soit ordonne le remboursement des créances ou la constitution de garanties, si le cessionnaire, le donataire ou le bénéficiaire en offre et si elles sont jugées suffisantes.
« A défaut de remboursement des créances ou de constitution des garanties ordonnées, le transfert du patrimoine professionnel est inopposable aux créanciers dont l’opposition a été admise.
« Art. L. 526-27. – Ne sont pas applicables à la cession, à la transmission ou à l’apport en société du patrimoine professionnel d’un entrepreneur individuel les dispositions relatives à la transmission d’un fonds de commerce ou d’un bail commercial. Toute clause contraire est réputée non écrite.
« Sauf clause contraire, les contrats peuvent être cédés, transmis ou apportés en société sans l’accord écrit préalable du cocontractant.
« La cession, la transmission ou l’apport en société s’exerce sans préjudice des droits de préemption conférés à des entités publiques ou à leurs concessionnaires.
« Le cessionnaire, le donataire ou le bénéficiaire de l’apport est débiteur des créanciers dont les droits sont nés à l’occasion de l’activité professionnelle de l’entrepreneur individuel, sans que cette substitution emporte novation à leur égard.
« Art. L. 526-28. – A peine de nullité du transfert prévu aux articles L. 526-25 et suivants :
« 1° La cession, la transmission ou l’apport en société doit porter sur l’intégralité du patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel qui ne peut être scindé ;
« 2° En cas d’apport à une société nouvellement créée, l’actif disponible du patrimoine professionnel doit permettre de faire face au passif exigible sur ce même patrimoine ;
« 3° Ni l’auteur ni le bénéficiaire du transfert prévu aux articles L. 526-25 et suivants ne doivent avoir fait l’objet d’une condamnation devenue définitive à la peine d’interdiction mentionnée à l’article L. 653-8 ou à celle définie à l’article 131-27 du code pénal.
« Art. L. 526-29. – Sous réserve des articles L. 223-9, L. 225-8-1 et L. 227-1, lorsque le patrimoine professionnel apporté en société contient des biens constitutifs d’un apport en nature, il est fait recours à un commissaire aux apports.
« Art. L. 526-30. – Un décret fixe les modalités d’application de la présente section. »
Article 2
Le premier alinéa de l’article L. 161-1 du code des procédures civiles d’exécution est remplacé par deux alinéas ainsi rédigés :
« Une procédure d’exécution à l’encontre d’un débiteur entrepreneur individuel ne peut porter que sur les biens du patrimoine sur lequel le créancier dispose d’un droit de gage général en vertu de l’article L. 526-22 du code de commerce.
« L’entrepreneur individuel qui a renoncé au bénéfice des dispositions du quatrième alinéa de l’article L. 526-22 du code de commerce peut, s’il établit que les biens qui constituent son patrimoine professionnel sont d’une valeur suffisante pour garantir le paiement de la créance, demander au créancier que l’exécution soit en priorité poursuivie sur ces derniers. »
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