Les magistrats expriment les difficultés de la Justice... le Président HOLLANDE essaye de les rassurer



S'il est un corps qui est assez discret, alors que ses responsabilités sont lourdes et difficiles à assumer, c'est bien celui des magistrats judiciaires. On manque de dire que, par définition, un justiciable sur deux qui ressort d'un tribunal est insatisfait puisqu'il a perdu son procès au profit de l'autre partie. Quant aux prévenus ou accusés, qui comparaissent devant le juge pénal, ce seront des justiciables qui souvent estimeront, sauf relaxe ou acquittement, avoir reçu une sanction trop lourde, la partie civile jugeant l'inverse...

Ainsi, la double insatisfaction des justiciables pourrait valoir accomplissement de l'oeuvre de justice. L'enquête de satisfaction ou de popularité de l'institution judiciaire semble vaine, du moins si elle se résume aux sondages sommaires qui sont habituellement servis au public sur telle ou telle profession...

Dans ce double contexte d'un métier difficile et qui constitue l'exercice d'un pouvoir de la République, on peut estimer que Justice et magistrats ne font pas problème (1). Tout à l'inverse, les magistrats donnent des solutions : ils produisent des décisions (ordonnances, jugements et arrêts).

L'institution est à la tâche.

Ce sens d'une certaine discrétion est rarement rompu. Il aura fallu toute la force et la verve de Nicolas SARKOZY, alors ministre, pour que Jacques CHIRAC reçoive un jour le Premier Président Guy CANIVET qui souhaitait alors que l'institution judiciaire soit respectée et, avec elle, les juges. C'était en septembre 2006.

Mais revenons au présent.

Nous avions relevé quelques mots, la meilleure presse aussi, de la rentrée solennelle à la Cour de cassation (article ci-dessous, et liens vers les discours) qui montraient les difficultés actuelles. L'opinion publique sait par ailleurs les difficultés de l'institution qui, en partie, dépend de l'activité des avocats, lesquels, eux, manifestent, protestent et revendiquent fréquemment et de façon fort audible.

Ces dernières difficultés viennent encore d'être soulignées par une déclaration commune des Premiers Présidents ce lundi 1er février 2016 - on en trouve même l'expression dans la presse économique (Les Echos, 3 fév. 2016, p. 5, par J. Cossardeaux). C'est un fait exceptionnel. Il semble indiquer que les magistrats ne se tairont plus tant les difficultés s'accumulent alors surtout que, en toile de fond, la question des manques de moyens est désormais une urgence.

Le propos est illustré par une grève, ces derniers jours, des juges du TGI de Bobigny (BFM Télé diffuse en continu une reportage sur ce tribunal avec notamment le témoignage précis du Bâtonnier CAMPANA). Un nombre considérable de postes de juges ne sont pas pourvus, et l'on sait aussi que l'absence de budget pour payer les expertises, le manque de greffiers... entravent pareillement la production des décisions que le juge est légalement tenu de rendre (le déni de justice n'est pas possible).

Ce manque de moyens met en péril l'institution judiciaire, situation qui donne du relief à d'autres réalités.

Libération, lien vers un article

Le Président HOLLANDE a ainsi dû, en réponse à diverses interrogations (et non revendications) du monde judiciaire, donner le change, alors qu'il ne s'y attendait pas nécessairement. L'occasion lui en a été donnée puisqu'il est venu s'exprimer devant la promotion des magistrats qui sortent de l'Ecole nationale de la magistrature (ENM) - une promotion importante en nombre, ce qui a permis au président de souligner sa politique.

Le Parisien, lien vers un article

La question pénale, ancienne et connue de tous, mérite d'être remise en perspective : elle a toujours existé sans véritablement mettre en péril l'institution. On doit s'y arrêter sans devoir en faire l'alpha et l'oméga de la question judiciaire, contrairement à ce que les médias en font souvent. Les juges, on le sait, sont assez souvent critiqués, à la fois sur ce qui serait un comportement général, mais encore pour certaines décisions pénales.

On soulignera en préliminaire que la séparation des pouvoirs est assez ordinairement bafouée au détriment de l'Autorité judiciaire, même à l'insu de certains commentateurs ou acteurs. Il n'est qu'à écouter les commentaires de l'exécutif ou de parlementaires aux lendemains d'une arrestation qui fait "la une" : les déclarations standards amènent les uns et les autres à exiger ou souhaiter des "sanctions exemplaires", des "sanctions sévères"... alors que l'instruction n'est parfois pas même commencée. Le présumé innocent est tellement présumé coupable que la classe politique donne des conseils à ceux qui, dans plusieurs mois... auront à juger l'affaire.

La culture judiciaire n'est manifestement pas partagée par tous..., au vrai, c'est la culture démocratique qui manque.

Les décisions pénales (convocations, condamnations ou relaxes, libérations conditionnelles...) sont néanmoins un point de friction habituel, entre, d'une part, une partie de la société civile et les élus et, d'autre part, l'institution judiciaire. Le débat public instauré est caricatural mais bien installé dans les médias qui y trouvent un sujet clair et facile... Les juges sont toujours suspectés de laxisme alors qu'ils ne font qu'appliquer la loi de la République proposée par l'Exécutif et votée par le Législatif.

Voilà ce qui est dans le débat public.

L'institution judiciaire ne doit pourtant pas être vue par le seul prisme des décisions pénales, lesquelles ne constituent pas la plus grande part de l'activité judiciaire. Il faut le dire et sans doute faudra-t-il à l'avenir le répéter.

Le juge judiciaire c'est le juge de tous, le juge pour tous, le juge de tous les problèmes, le juge de tous les jours : il statue sur une question de clôture, de loyer, de crédit, de filiation, de pension alimentaire, de contrat de travail, dans tous les cas d'urgence civile, sociale ou commerciale... Or, les difficultés de la Justice sont désormais générales et dépassent la seule question de critiques et ingérences dans quelques décisions du domaine pénal, spécialement celles de quelques dossiers médiatiques,

Le malaise affecte de ce fait l'ensemble de l'institution au quotidien, or le juge judiciaire est le juge de tous au quotidien.

Le malaise grandit aussi dans un contexte de complexité du droit, fruit d'une entente exécutif-législatif qui aboutit à une inflation législative un peu folle (quoique sous les auspices des flux de textes européens). Rendre la justice avec la règle d'hier, celle d'aujourd'hui et celle de demain dans une affaire qui se déroule sur ces trois temps devient un exercice difficile.

Finalement, la question des moyens semble (de l'extérieur) de nature à changer le principes de fonctionnement de l'institution judiciaire. L'indigence de la Justice fait désormais redouter aux chefs de cours des difficultés à assumer la mission judiciaire : juger en temps et en heure. C'est-à-dire réaliser les ouvertures des dossiers, suivre les instructions de dossiers (conclusions et expertises), assumer les audiences, assumer la production des jugements et arrêts et leurs multiples suites... sans hiérarchiser ou prioriser entre les dossiers ; comprenons bien : juger en respectant l'égalité entre justiciables.

Cela conduit a une grande inquiétude des magistrats, inquiétude qui est peut-être encore plus vive du côté du Parquet qui a à gérer, en direct, les opérations à mener contre la criminalité. Ces dernières opérations ne peuvent pas attendre, et il se dit que la vie des magistrats du parquet est devenue très très difficile. Pour la justice civile, s'agissant des jugements à rendre, un léger décalage est souvent possible. Mais on parlera alors d'autant plus de la lenteur de la Justice, ce qui n'est pas une gage d'efficacité économique.

Le Président HOLLANDE n'est pas sourd et, le discours précité, tendait à souligner les efforts de ces dernières années, mais la situation semble néanmoins préoccupante.

Le manque de moyens, matériels et humains, a nourri un sentiment de déconsidération du corps qui trouve aujourd'hui un nouvel aliment.

Les actuels travaux parlementaires sur la loi sur le renseignement et l'état d'urgence ont pu transformer ce sentiment de déconsidération en un sentiment de remise en cause à travers ce qui ressemble à une mise à l'écart. En effet, par une préférence pour le juge administratif, ces textes en cours d'élaboration semblent remettre en cause le sens même de ce qu'est l'Autorité judiciaire dans la Constitution de 1958. Certes l'Autorité judiciaire est très discutée, depuis les premiers jours de la Constitution de 1958, que ce soit sous cette appellation ou bien sous celle de "pouvoir juridictionnel" ; mais les choses ont changé, en fait et en droit.

L'évolution vers un juge de plus en plus indépendant s'est forgée dans une succession de réformes techniques mais aussi dans l'évolution des moeurs qui admettent mieux que le juge incarne une véritable pouvoir ; mais ce n'est pas admis de tous. Pourtant, l'évolution est nette. Certains voient l'affirmation de l'Autorité judiciaire essentiellement dans la conscience plus aiguë du juge d'une indépendance qu'il a toujours eue et qu'il a enfin eu à pratiquer (analyse de science politique qui diminue l'intérêt des arguments juridiques techniques : Olivier BEAUD reprenant Guy CARCASSONNE, in, La séparation des pouvoirs, Pouvoirs, Seuil, 2012, n° 143, p. 58).

Ainsi les difficultés s'empilent : le défaut de moyens qui est quotidien, la critique pénale qui est mensuelle, le changement de lois qui est semestriel et désormais le retrait de compétences ou de pouvoirs qui - annuels ? - remettent en cause la fonction constitutionnelle du juge judiciaire. Il est ainsi impressionnant de lire l'interrogation de l'institution dans un article du Premier Président de la Cour de cassation intitulé "L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle ou des libertés individuelles ?"

Article publié sur le site de la Haute Juridiction (lien ci-dessous) :

Discours du Premier Président LOUVEL

Le plus haut magistrat de France écrit cela après que, la veille, l'ensemble des Premiers Présidents de cours ont adopté une déclaration qui ramasse leurs inquiétudes. Il s'agit pas moins d'un appel public à une prise de conscience d'abord, à un lancement de travaux ensuite, visant, enfin, à confirmer que la Justice est encore la gardienne des libertés individuelles.

Déclaration des Premiers présidents

En somme, pour qui ne serait pas initié à la Justice, les choses sont désormais claires et même si elles ne font pas l'objet de "unes" criardes : la situation des juges est trop difficile, trop inconfortable voire trop profondément remise en cause pour qu'ils se taisent. En conscience, en conscience républicaine, ils viennent d'alerter les autres autorités de la République et aussi, en vérité, le public. D'une succession d'événements de tous ordres, il résulte désormais assez concrètement que l'Autorité judiciaire pourrait ne plus être l'institution qui garantit les libertés individuelles conformément à l'article 66 de la Constitution.

Le juge constitutionnel - qui de facto est un juge politique, et le juge administratif - qui de facto et de jure (en fait et en droit) est le juge de l'administration, ont d'immenses compétences et responsabilités concernant la garantie des libertés individuelles. Quid alors du juge judiciaire ? Cette situation interroge la démocratie française. Du moins si l'on souhaite préserver le principe de la séparation des pouvoirs qui exige une autorité judiciaire parfaitement indépendante dont la mission est préservée.

Le thème majeur de l'indépendance de la Justice a donc fait irruption parmi les débats de société. Nul doute que les réflexions vont affluer et que cette question va s'inscrire dans le débat médiatique.

Tel qu'il semble être lancé, le débat n'évite pas le problème de la légitimité du juge, et notamment celle du juge judiciaire. Tout à l'inverse, ce point est posé comme l'objet de la recherche à effectuer, cela est tout à fait remarquable. C'était un peu comme si la magistrature disait : "on nous reproche une légitimité moindre que celle d'autres institutions (qui procède d'élections), eh bien parlons-en". Après tout, si le juge est mal conçu, que ceux qui peuvent changer la Constitution et l'organisation judiciaire s'y attachent dans le cadre clair du débat démocratique qui exige de déposer les projets utiles à la pleine lumière de l'opinion publique.

Le thème de la Justice revient au-devant de la scène mais, cette fois, dans sa globalité.

Pour notre part, on y retrouve la problématique du pouvoir, que l'on a récemment exposée (ci-dessous) sous l'aspect de ce que nous appelons le "pouvoir de régulation", incarné par diverses autorités qui régissent, surveillent et sanctionnent les opérateurs de certains secteurs d'activité, La régulation est le signe de mutations profondes du pouvoir politique (lato sensu) qui ne sont pas clairement assumées, notamment dans les analyses de science politique. Cette activité de régulation est un signe mixte de mutation car elle inclut des difficultés juridictionnelles - non bis in idem, voies de recours, indépendance des commissions de sanctions...

Des difficultés juridictionnelles... Simple coïncidence ?





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1) Sans doute quelques magistrats, qui manient le verbe ou la plume, se font-ils remarquer en surgissant sur les scènes médiatiques, ce qui est d'autant plus remarqué que le fait est finalement assez rare. Mais, de façon très générale, l'expression du corps reste rare. Un historien du droit juge l'inverse qui, agrégeant tous les juges (judiciaires, administratifs et constitutionnels) (J. KRYNEN, L'emprise de la Justice, 2 t., NRF), les voit comme très revendicatifs - il faudrait une démonstration sociologique. Pour notre part, on met à part, dans cette opinion, l'engagement des syndicats de magistrats qui, lui, est par nature public et revendicatif - personne n'entend contester le droit à se syndiquer, non ?

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