Les suites civiles et pénales possibles de "l'affaire TAPIE" où l'Etat sera partie aux procès futurs



Les suites civiles et pénales possibles de "l'affaire TAPIE" où l'Etat sera partie aux procès futurs
La longue mise en garde à vue de Bernard TAPIE donne en elle-même des précisions sur ce que les juges pensent : un accord illicite entre un des arbitres, un directeur de cabinet, des administrateurs représentant l'Etat et, on le saura ce soir, peut-être Bernard TAPIE. Il est assez étonnant que les juges d'instruction n'aient pas entendu les deux autres arbitres : le dossier et auditions de police suffisent donc. On se demande déjà si les biens pourront être saisis, mais il faut pourtant purger et d'abord détailler les deux ou trois voies que l'affaire peut prendre.

Cette affaire est devenue "d'Etat" pour deux raisons, d'abord parce que le Crédit Lyonnais a été en faillite et que la loi de 1995 lui a substitué l'Etat à travers un établissement public (l'EPFR) :

Vers la loi de 1995 organisant le sauvetage du Crédit Lyonnais://www.tapie.info/Les-textes-de-loi-L-institution-par-la-loi-de-1995-de-l-EPFR-Pour-quelques-centaines-de-milliards_a6.html

et puis, ensuite, parce que la décision du recours à l'arbitrage et la teneur de la sentence ont été très contestées sur le plan politique - et pour l'heure en vain sur le plan juridique.

Il faut cependant garder à l'esprit que ce litige oppose B. TAPIE (ses sociétés) et le Crédit Lyonnais et qu'il est donc une affaire privée, une affaire commerciale dont les enjeux et sommes sont ceux de la valeur d'un groupe industriel (Adidas)...

Cette affaire est juridiquement devenue d'Etat ces derniers jours puisque ce dernier, par la voix du président puis du Premier ministre, ont décidé de se porter partie civile et d'intenter un recours en révision afin de faire annuler la sentence. L'Etat est en train de devenir une partie de l'affaire alors que, jusqu'alors, en application de la loi de 1995, il se devait d'agir à travers l'Etablissement public de financement et de restructuration et de sa filiale, la SA CDR.

Le litige change de nature. L'Etat s'en prend quasiment directement à Bernard TAPIE pour une convention d'arbitrage qu'il a (fait) signer et fait exécuter pour mettre un terme à un litige assez ancien. Bernard TAPIE pourrait saisir la Cour européenne des droits de l'homme pour faire condamner la France car la sentence n'est que la suite de sa procédure de faillite et que toute contestation de l'arbitrage consiste à allonger le procès. En tout cas, il serait possible pour lui de se placer sur le terrain des droits de l'homme en termes médiatiques... en attaquant la durée des procédures collectives subies (dites en langage courant "procédure de faillite").

Un procès civil très long pour revenir sur la sentence

Sur le plan civil, l'Etat a annoncé vouloir saisir le juge judiciaire pour faire annuler la sentence. Ce qui justifie cette décision réside pour l'heure dans les graves mises en examen et l'audition de l'ancienne ministre de l'économie en tant que témoin assisté. Ce recours semble le seul possible puisque les autres recours sont expirés, la ministre avait empêché l'EPFR et le CDR de les former, estimant qu'ils étaient vains.

Selon le Code de procédure civile (art. 595), ce recours doit reposer sur des faux : témoignages, pièces fausses, ou encore des pièces que l'adversaire a dissimulées. L'idée de base, en synthèse, est donc l'existence d'une fraude. Il s'agit là d'une fraude civile qui n'a pas besoin de qualification pénale.

L'aspect pénal peut toutefois rejoindre en enrichir l'aspect purement civil. Une enquête pénale donne parfois la preuve d'une fraude civile sans qu'il y ait d'infraction pénale ; toutefois, en pratique, le caractère de fraude pénale et civile se cumulent (par exemple une pièce fausse entraîne une sanction civile (suppression de la pièce du dossier et recours en révision) et pénales (poursuites devant le tribunal correctionnel).

L'Etat a sans doute annoncé qu'il formait ce recours pour éviter la prescription du délai de deux mois que prévoit le Code de procédure civile. Mais en l'état, il est plus que difficile de se servir des révélations de la procédure pénale : elle est en cours et il est impossible d'utiliser ces pièces ; en outre, il faudra attendre que toutes ces dépositions soient confirmées devant le tribunal correctionnel, ou devant la Cour de justice de la République (pour les faits impliquant des ministres).

Sauf point facile à utiliser, pièce essentielle qui serait fausse et imputable à Bernard TAPIE, le recours en révision risque d'être introduit et l'Etat et, sans doute, ce dernier devrait demander son ajournement (renvoi sans date précise, sine die) dans l'attente de la fin des procédures pénales : on est parti pour au moins 5 ans ! La procédure civile devrait ensuite pouvoir être menée pour aboutir véritablement à l'annulation de la sentence. Mais là-aussi il ne s'agit pas d'une démarche simple.

Il s'agira en effet d'un procès où il faudra que ceux qui demandent la révision, Etat, EPFR, CDR SA... prouve la fraude civile et qu'elle est imputable à Bernard TAPIE. L'Etat ne saurait que difficilement se servir de sa mauvaise gestion pour revenir sur ses propres décisions au détriment d'autrui. La durée de ce procès et le risque de cassation en découlant prendra encore 3 ans.

Rien ne devrait être sûr sur le plan civil avant 8 ans !

La constitution de partie civile de l'Etat au cours de l'instruction

Sur le plan pénal, l'Etat a décidé de se porter partie civile ; il faudra qu'il invoque un préjudice et le lien direct de ce préjudice avec la ou les infractions pénales en cause, que l'on ne connaît pas encore sans doute toutes ; c'est à cette seule condition que l'Etat sera valablement dans la procédure et qu'il pourra demander des dommages et intérêts.

A nouveau, le litige change de nature puisque l'Etat risque dans la procédure pénale d'être l'adversaire direct de Bernard TAPIE, au moins en tant que gérant de ses sociétés. La constitution de partie civile auprès des juges d'instruction, après renvoi des prévenus en correctionnelle, fera de l'Etat une partie au procès pénal.

Il faudra que l'Etat explique comment son préjudice est direct, pour que sa constitution de partie civile soit valable, alors qu'il a agi à travers l'EPFR (la loi l'y oblige ! mais l'EPFR n'est pas éternel (...)) et à travers la SA CDR sa filiale. La question a un certain intérêts mais, en tout cas, l'Etat pourra agir à travers ces deux entités, et ainsi être au courant et les faire demander les réparations aux personnes poursuivies. Même si sa constitution de partie civile est critiquable voire irrecevable, l'Etat pourra à travers ces entités.

La question majeure est autre. Il s'agit de savoir si Bernard TAPIE va être entendu par les juges d'instruction et, surtout, s'il fait partie, selon les juges et au vu des éléments qu'ils détiennent, de la bande organisé qui aurait escroqué X et Y.

Les juges entendront Bernard TAPIE après avoir formé autour de lui une ceinture de dépositions qui l'impliquent ou non ; c'est en effet lui le plus difficile à toucher : il avait parfaitement le droit d'insister auprès de l'Etat et de l'EPFR et du CDR pour obtenir un arbitrage. On ne saurait, à notre sens, lui reprocher cela.

Grosso modo, trois hypothèses pénales peuvent être dressées sans que cette réflexion ne signifie aucune atteinte à la présomption d'innocence de B. TAPIE, car il nous semble évident que les juges voudront savoir de sa bouche "dans quels termes" il a demandé à l'Etat, à l'EPFR et au CDR cet arbitrage.

Premièrement, les juges vérifieront qu'aucune insistance ou accord avec quiconque ne l'a amené à l'escroquerie en bande organisée qu'ils conçoivent actuellement comme le premier problème qui surgit de la phase préliminaire de l'arbitrage. On ne peut pas en dire beaucoup plus : on ne sait pas ; il faudra attendre l'ordonnance de renvoi des juges d'instruction pour savoir ce qu'ils reprochent aux prévenus et qui mérite de saisir le tribunal correctionnel. Néanmoins, si après interrogatoire il devait être mis en examen pour ce chef pénal, c'est que les juges d'instructions seraient persuadés d'une fraude généralisée : l'arbitrage étant une pure machination pour payer faire payer l'Etat sans réel examen de l'affaire par le tribunal arbitral.

Pour l'heure, on ne sait pas en effet si l'escroquerie que les juges ont en tête est spéciale ou générale, même si l'accord reproché semble être limité entre quelques-uns de ses acteurs ; en outre, l'escroquerie peut ne pas porter sur tout l'arbitrage lui-même mais sur une partie seulement (mais alors l'accord n'est pas réel, il restait aléatoire si tous les juges n'étaient dans cet accord illicite).

Deuxièmement, les juges vérifieront que les demandes de B. TAPIE, en dehors même de cette possible "escroquerie en bande organisée", ne constituent pas telle ou telle autre infraction. Il peut y avoir, dans le schéma d'une personne qui demande quelque chose à l'Etat et à ses "filiales" des tentatives de corruption, de la corruption, de la complicité de trafic d'influence...

Dans ces deux cas, il faut que les témoignages et les pièces permettent de prouver que Bernard TAPIE a eu tel ou tel comportement répréhensible et constituant une infraction pénale ; on se dit que la longue garde à vue laisse penser à une implication problématique, mais rien n'est sûr. D'autant que hier au soir l'avocat de Bernard TAPIE a été à nouveau mis en garde à vue : il serait douteux que lui seul ressorte mis en examen, mais ce n'est pas impossible.

Troisièmement, il se peut que les juges ne puissent rien reprocher à Bernard TAPIE, ou que le doute les amènent à délaisser son cas ; l'important pour eux ne sera-t-il pas de critiquer les opérations de l'arbitrage pour, le cas échéant, permettre que l'Etat ou l'EPFR ou le CDR le fasse annuler au plan civil ?

Pour l'heure, certains analystes (que pour ma part je vois plutôt depuis cinq ans comme des accusateurs publics), continuent de soutenir la thèse d'une fraude générale : avec le principe de l'arbitrage c'est aussi le principe d'un certain montant minimum d'indemnité qui aurait été décidé (on en vient même à dire des absurdités comme l'arbitrage serait réservé aux affaires commerciales ou l'arbitrage serait réservé aux affaires internationales ; de bout en bout le droit aura été malmené). Ces deux points d'accord seraient plutôt constitutifs de la fraude à charge de prouver cet accord.

Il y a 3 chances sur 5 pour que ce soit ce que les juges d'instructions ont en tête ; pour notre part, mais c'est un sentiment et non une analyse, on doute encore qu'un accord frauduleux général ait pu se réaliser et donc impliquer autant de personnes différentes (10, 12, 15 ?!) et dans des situations professionnelles différentes.

A terme, le jeu du civil et du pénal

Il est également possible que les juges d'instruction n'aient pas totalement formé leur opinion quant aux charges pénales à retenir contre les uns et les autres. Ne leur faut-il pas entendre les deux autres arbitres ? Bernard TAPIE ? D'autres acteurs de l'EPFR ou du CDR ?

Leur ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel sera sans doute l'une des plus attendus du quinquennat !

Le Gouvernement saura alors officiellement tous les faits et pourra finaliser sa demande de révision, ou y renoncer si les charges ne pèsent que sur les acteurs de l'Etat.

Si l'Etat ne renonce pas, il aura deux moyens pour se faire restituer (à lui ou au CDR...) les sommes qu'il estimera indûment perçues :

- soit obtenir la révision de l'arbitrage (voyez ci-dessus), mais il faudra alors que la Cour d'appel de Paris rejuge l'affaire Bernard TAPIE ;

- soit se constituer partie civile ; la Société Générale a obtenu 5 milliards devant le tribunal correctionnel, l'Etat peut bien obtenir quelques centaines de millions s'il y a eu des infractions pénales dont il a eu à souffrir...

La coordination des deux demandes ne sera pas aisée à réaliser...

Les saisies conservatoires dont on commence à parler seront sans doute impossible en pratique parce que les biens achetés sont détenus par des sociétés étrangères avec divers associés et que des procédures étrangères multiples seront nécessaires ; à nouveau, on a déjà l'air de promettre au Français une justice incisive et rapide alors que cela ne pourra probablement pas être le cas.

On terminera sur un paradoxe social et politique, s'il y a eu une fraude assez importante pour faire annuler la sentence, l'action publique de moralisation sera une voie royale dans laquelle les extrémismes s'engageront, et cela ne bénéficiera à aucun parti démocratique et républicain...

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