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Société civile de portefeuille, un cas d'abus de droit fiscal. L'apport de la nue-propriété d'un gros paquet d'OAT. Apport fictif des enfants (120 F.). Les bricoleurs et bricolages de gestion de patrimoine épinglés (Cass. Com. 15 mai 2007).



Société civile de portefeuille, un cas d'abus de droit fiscal. L'apport de la nue-propriété d'un gros paquet d'OAT. Apport fictif des enfants (120 F.). Les bricoleurs et bricolages de gestion de patrimoine épinglés (Cass. Com. 15 mai 2007).
Les présentes observations, brèves et non académiques, montrent que sur le fondement de l'abus fiscal le juge peut tester la résistance civile (1832 et s. du Code civil) de certaines sociétés. Droit fiscal et droit civil sont en pleine harmonie.

La société civile est un merveilleux outil de gestion des biens, familiaux ou pas (elle peut avoir pour objet de détenir un bloc de contrôle de titres de sociétés commerciales). Cet "outil" fait rimer flexibilité et habileté. Mais elle ne peut pas "tout".

Or elle est souvent déformée par des bricoleurs. Le bricolage juridique est, il est vrai, devenu une activité plus rémunératrice que l'exercice sérieux du droit : ce dernier ne promet que rarement monts et merveilles. L'arrêt du 15 mai 2007 risque de faire boire la tasse à certains de ces agitateurs de "l'industrie juridique" : suite aux redressements fiscaux de certains montages à l'aide de société civile, des actions en responsabilité civile professionnelles seront tentés et aboutiront.

La société civile de portefeuille (SCPo) qui présente quelques avantages civils a été utilisée dans tous les sens pour éviter l'impôt et permettre à certains de faire quelques honoraires. L'espèce en convainc bien qu'un cas ne soit que cela.

Il nous étonnerait, en effet, qu'une femme de 70 ans se soit un jour – de 1996 – levé en se disant qu'elle allait constituer une "société civile de portefeuille", société soumise au droit commun, au Code civil, afin de mieux gérer presque 8 000 obligations représentant, à l'époque, plusieurs millions de francs.

Comme d'autres ont appelé cette société "de portefeuille", on fera de même, non sans dire que cette appellation n'a aucun sens juridique général ni aucune portée juridique en elle-même. Mais il a des mots sur lesquels il faut surfer, le cas échéant avec quelque ignorance ce qui donne du sel à l'exercice. Du reste, regardez tous les ouvrages d'économie et vous le verrez : un portefeuille d'obligations ça existe ; or, si cela existe, cela se gère ; il est donc légitime de l'apporter à une société gérant ce portefeuille puisque, tout le monde vous le dira, un portefeuille, ça se gère. Et comme la SCPo est faite pour gérer (la pratique est unanime, surtout la pratique de ceux qui en font), eh bien on peut faire une SCPo pour gérer des obligations. Mais on ne serait pas – vraiment… – dans l'ingénierie fiscale si l'apport portait sur la pleine propriété des OAT, ce serait trop classique. Apportons donc la seule nue-propriété sur ces OAT à la société, puisque c'est elle qui fait problème, en ayant vocation à être taxée, et laissons-en l'usufruit à Madame la retraitée.

Voilà la puissante analyse qui vaut à une retraitée – et/ou à ses enfants – qui avaient tout pour être heureux une procédure fiscalo-judiciaire qui commence en 2001 (ou 2000) et se termine au printemps 2007.

On commencera par noter tout le commode de la situation après la constitution de la société : la retraitée a désormais et toujours à gérer les obligations (elle en est usufruitière) et, en plus, elle a sur les bras une société civile à laquelle elle a apporté 35 % de la valeur de son portefeuille de titres obligataires. Bref, elle doit gérer les titres et la SCPo ! Comme mesure de gestion du patrimoine familial, on voit bien qu'il… n'y a que des inconvénients… sauf fiscaux.

Cet arrêt, aussi intéressant soit-il, n'est qu'un arrêt… qui laisse les juges du fond apprécier souverainement. L'honnêteté impose donc de rappeler un arrêt du 3 octobre 2006 de la même chambre (04-14 272) ; dans cette dernière affaire, avec la même lucidité qu'ici, mais à l'inverse, les juges du fond avait relevé des effets civils précis, nets et incontestables pour les apporteurs : le pourvoi de l'administration, cette fois déboutée au fond, avait donc été rejeté.

Comme mesure de gestion du patrimoine familial, on voit bien que cette SCPo, en l'espèce, n'avait, disions-nous, que des inconvénients… sauf fiscaux. Elle laissait une retraitée avec un usufruit de portefeuille d'obligations et une société civile à gérer (je sais, les monteurs vous diront toujours que c'est simple…).

Ainsi et en effet, Les juges du fond n'ont pas eu de mal à se convaincre et à montrer (motiver) que la société ne faisait rien, ni gérer ledit portefeuille qui n'exige (vu sa composition) aucune gestion, surtout quant à sa nue-propriété, et de laisser entendre qu'elle n'aurait jamais rien fait d'autre (si la retraitée avait gardé ses parts sociales de SCPo de longues années). La société avait surtout vocation à se dissoudre après avoir recueilli l'usufruit desdites obligations (OAT : titres obligataires émis par l'Etat). L'objet social posait un peu problème. Les associés aussi.

Les enfants ayant chacun apporté 120 francs, on comprend que leur "implication" fut légère (l' affectio societatis attendu comme fort dans une société civile ne résulte de rien, sinon que les enfants pensent à la succession de leur mère ; attendre la mort de son associé, voilà un bel affectio societatis…). L'affectio societatis pouvait être critiqué, et ce en lien avec les apports et l'objet social, ce qui ne fut même pas le cas (la Cour de cassation ne relève pas que les juges du fond se soient servi de cet élément).

Pour les apports, le juge du fond se paye le luxe de noter que l'apport des enfants ne représentait pas même 0, 005 % de celui de la mère. Cette question est la quadrature du cercle, elle est affaire de Justice que de Doit (et certains vont hurler en disant qu'on juge en Droit). En effet, l'appréciation n'est pas une affaire de normes, elle est affaire d'hommes. Ce chiffre peut déclencher la suspicion et une appréciation défavorable (et je ne suis pas dans la tartufferie puisque une chambre de Hauts magistrats est dans ce sens !). Faire science juridique, ce n'est pas que regarder les mots, c'est aussi regarder les perspectives, le concordances, les signes… 12 parts sociales n'était qu'un signe, pas la preuve formelle d'une fictivité, mais assez pour regarder leur affectio societatis, la réalité de l'exploitation sociale, la finalité probable (et réalisée) du montage…

On comprend aussi que cette société qui ne sert fondamentalement (civilement) à rien… ne fasse (civilement) rien. Sinon d'éviter l'impôt… ce qui n'est pas une activité civile.

La cour d'appel put donc faire ressortir un caractère fictif de la société, laquelle fictivité n'a ici que pour but de démontrer un abus de droit fiscal au sens de l'article L. 64 du Livre des procédures fiscales (pour mes étudiants : la société peut continuer sur le plan civil... mais elle ne sert plus du tout à rien, autant la liquider par décision des associés...). Certes la notion de société est la même en civil qu'en fiscal ; mais la finalité fiscale d'une opération joue nécessairement sur le caractère fictif. Les bricoleurs voudraient mettre le droit sur la tête : comme la société n'est formellement pas fictive, l'abus de droit fiscal ne peut pas être relevé. Eh bien non, les deux aspects interagissent sans dissoudre l'abus de droit fiscal dans le droit civil ! L'arrêt est parfaitement justifié au vu du droit des sociétés et de ce qu'est l'abus en droit fiscal.



Arrêt emprunté à la Base publique LEGIFRANCE
Cour de Cassation, Chambre commerciale, 15 mai 2007
N° de pourvoi : 06-14262, Publié au bulletin
Président : M. TRICOT

REPUBLIQUE FRANCAISE, AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIERE ET ECONOMIQUE, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le moyen unique :
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Douai, 27 février 2006, n° 05/01141), que Mme Christiane X..., âgée de 70 ans, a constitué le 12 mars 1996, avec ses deux enfants, Béatrice et Jean, une société civile dénommée JABS Patrimoine (la société) ayant pour objet la propriété et la gestion d'un portefeuille de valeurs mobilières ; qu'elle a fait apport à cette société de la nue-propriété de 7 765 obligations assimilables du Trésor (OAT 7,5 % avril 2015) évaluée à 35 % de leur valeur en toute propriété tandis que ses deux enfants ont apporté chacun 120 francs en numéraire ; que le capital a été divisé en 577 920 parts de 10 francs chacune attribuées aux associés en fonction de leurs apports respectifs ; que le 9 décembre 1996, Mme Christiane X... a fait donation à ses deux enfants, chacun pour moitié, des 577 894 parts de cette société évaluées à 5 778 940 francs ; que, dans un avis rendu le 15 mai 2001, le comité consultatif pour la répression des abus de droits a retenu que ces opérations avaient dissimulé la donation directe de la nue-propriété des titres aux deux enfants afin d'éviter l'application du barème légal prévu à l'article 762 du code général des impôts en vigueur à l'époque des faits ; que l'administration fiscale a notifié à chaque donataire un redressement fondé sur l'article L. 64 du livre des procédures fiscales ; que le 28 novembre 2003, Mme Béatrice X... a fait assigner le directeur des services fiscaux pour obtenir le dégrèvement de cette imposition ;

Attendu que Mme Béatrice X... fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté ses demandes, alors selon le moyen :
1 / qu'aux termes de l'article 64 du livre des procédures fiscales "ne peuvent être opposés à l'administration des impôts les actes qui dissimulent la portée véritable d'un contrat ou d'une convention à l'aide de clauses.... qui donnent ouverture à des droits d'enregistrement ou à une taxe de publicité foncière moins élevés ;.. l'administration est en droit de restituer son véritable caractère à l'opération litigieuse" ; que ces dispositions ont pour finalité d'exclure du bénéfice de dispositions fiscales favorables les montages purement artificiels dont le seul objet est de contourner la législation fiscale française ; qu'en l'espèce, la requérante sur qui pesait la charge de prouver l'absence d'abus de droit, faisait valoir au terme d'une argumentation nourrie que la constitution de la société civile JABS patrimoine se justifiait par des raisons autres que fiscales ; qu'en s'abstenant d'analyser le bien fondé de ce moyen, la cour d'appel a entaché sa décision de défaut de base légale au regard du texte susvisé ;
2 / que subsidiairement une société civile de gestion de portefeuille qui détient des parts sociales en nue propriété n'a pas pour finalité de réaliser des bénéfices mais présente une vocation purement patrimoniale, celle de détenir et de gérer la nue propriété de parts sociales destinées à se muer en pleine propriété au décès de l'usufruitier ;
que ce type de société est dépourvu de besoins propres et ses frais généraux sont réduits ; qu'en l'espèce, en déduisant essentiellement la fictivité d'une telle société du défaut de vocation des associés à partager les bénéfices, de sa faible autonomie financière et de l'absence d'opération de cession de parts, c'est-à-dire en faisant abstraction de la spécificité de cette société, la cour d'appel s'est prononcée par des motifs inopérants privant ainsi sa décision de base légale au regard de l'article 1845 du code civil ;

Mais attendu qu'il résulte de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales que ne peuvent être opposés à l'administration des impôts les actes qui dissimulent la portée véritable d'un contrat ou d'une convention à l'aide de clauses qui donnent ouverture à des droits d'enregistrement ou à une taxe de publicité foncière moins élevés et que constituent de tels actes ceux qui peuvent être regardés comme ayant pour seul but d'éluder les droits dont était passible l'opération réelle ;
Attendu que l'arrêt retient non seulement le défaut de fonctionnement de la société, aucun acte de gestion relatif à l'achat ou à la vente de valeurs mobilières n'ayant été effectué entre le moment de la constitution de la société et l'acte de donation-partage litigieux mais aussi l'absence d'autonomie financière de celle-ci ; qu'il retient également l'absence d'apports réels de Béatrice et Jean X... représentant 0,0041 % de la valeur de l'apport de leur mère et le défaut d'une véritable volonté de s'associer reconnu par les enfants eux-mêmes lesquels indiquaient que leur mère entendait garder les revenus des OAT apportés à la société ainsi que la maîtrise de son patrimoine sans avoir à demander leur accord pour d'éventuels arbitrages ; qu'en l'état de ces constatations déduites de son appréciation souveraine des éléments de preuve qui lui étaient soumis, la cour d'appel qui a fait ressortir le caractère fictif de la société au sens de l'article 1832 du code civil et qui a considéré que cette société n'avait été constituée que pour permettre l'apport en nue propriété des titres afin d'éviter l'application du barème légal prévu par l'article 762 du code général des impôts, en vigueur au moment des faits, sur la valeur de l'usufruit évalué lors de l'apport à 65 % de la valeur de la propriété entière alors que pour la liquidation des droits de mutation à titre gratuit, la valeur de l'usufruit, compte tenu de l'âge de Mme X... n'aurait été que de 10 %, a légalement justifié sa décision ;

que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne Mme Béatrice X... aux dépens ;
Vu l'article 700 du nouveau code de procédure civile, condamne Mme Béatrice X... à payer au directeur général des impôts la somme de 2 000 euros et rejette sa demande ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du quinze mai deux mille sept.



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