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Un fonds de terre peut toujours s'acquérir par possession contre un titre (Cass. civ. 3e, 21 sept. 2021)



La Cour de cassation (qui n'est pas une cour suprême...), le juge du droit dans l'ordre judiciaire, a pour rôle de faire respecter la bonne application de la loi et, parfois, à cette occasion, d'unifier la jurisprudence des cours d'appel si elle montre des divergences ; elle exerce aussi un rôle, peut-on dire pour résumer l'idée, disciplinaire, en cassant les arrêts qui soit refusent de juger (déni de justice) soit dépassent les compétences et attributions du juge (le juge judiciaire ne peut pas juger une question qui ne lui est pas soumise et doit de façon générale respecter les règles du procès). #L1

La présente décision montre un cas de mauvaise application de la loi (ce qui implique une cassation pour violation de la loi suivant la demande du moyen de droit produit par la partie demandant la censure de l'arrêt) ; il s'agissait donc ici de faire respecter la bonne application de la loi, ce que le juge du droit fait.

En ayant dû examiner de multiples dossiers de possessions de terre, assez jeune, l'usucapion m'a presque toujours été familière. Quoiqu'elle fut parmi les premiers dossiers (pratiques) que j'ai eu à traiter, elle continua à sonner comme une drôle de chose. Il ne nous étonne pas que des juges d'appel puissent avoir quelques réticences à la faire jouer : et donc à appliquer la loi. Soit ici à admettre qu'une possession de trente an puisse succéder à un titre - généralement authentique, et souvent notarié !

Ce ne sont pas des réticences politiques ou franches, ce sont des réticences inconscientes et culturelles. L'ensemble du droit fonctionne dans 90 % des as avec des titres, des contrats, actes... parfois dits instruments (clin d'oeil). Le juge décide généralement entre des titres et tranche dans des titres. Et voilà que la possession casse cette ambiance faite de voies normalisées. Faites d'actes, de contrats et de titres... Avec du papier. Avec des signatures. Avec une date. Avec une antériorité et une suite entre actes.

On manque d'anthropologie juridique. Mais là on en aperçoit un morceau. Le juge habitué aux papiers juridiques, savants et bien écrits, aux actes juridiques (contrats et autres...!), aux titres en bon ordre, eh bien ce juge se retrouve plongé dans la boue, l'herbe et la vieille barrière qu'une expertise a sorti de terre et qui y est enfouie depuis plus d'un demi siècle.

La limite initiale de la propriété a été perdue, celle-là même que les titres de propriété, souvent anciens, décrivent (parfois avec un bornage donc des mesures précises). Mais... L'un a grignoté. S'est installé. A occupé, occupation ! A possédé, possession ! Quand un bien a déjà un propriétaire on ne parle pas d'occupation (qui est un mode d'acquisition primaire de la propriété, mais de possession.

Et l'usucapion s'est mise en marche, depuis plus de trente ans mais on ne sait depuis quand. La prescription a pu jouer. A joué.

C'est cette règle que la cour d'appel dont l'arrêt est cassé a refusé d'appliquer. Au lieu de constater la possession, elle a vu une emprise illicite sur le terrain d'autrui. Mais par nature l'usucapion part de cette hypothèse !

Et voilà le propos qui est cassé : "l’arrêt retient que la SCI est propriétaire par titre de la parcelle litigieuse et que celle-ci est occupée de manière illicite, sans droit ni titre, de sorte que la possession invoquée ne peut être tenue pour non équivoque et paisible..."

On pourrait proposer un plan à double clic où, à chaque niveau, la question de la preuve par tous moyens joue, avec toutes sortes de faits avec témoins ou actes :

I. La possession, une emprise de fait sur le terrain d'autrui

Posséder la chose d'autrui (possession à titre de propriétaire on se comporte comme...)

Posséder par la passivité d'autrui

II. L'usucapion, une acquisition de droit de la propriété par la possession

L'exigence d'une possession paisible et non équivoque

Coeur de l'arrêt [la seule emprise, possession, n'est en soi ni violence ni acte non paisible, ni même en soi équivoque... ce que le juge d'appel a cru, d'où la cassation ; la violence doit être une vraie violence un acte de force, et l'équivoque tient en général au fait que le possesseur reconnaît dans un papier quelconque ne pas être propriétaire - erreur à ne jamais commettre... : )) ]

L'exigence d'une possession de trente ans
(philosopher sur le fait que le rétablissement des titres serait un trouble plus grand que la reconnaissance de l'usucapion, le II A ne vaut alors conclusion mais en dispense)




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COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE,

Audience publique du 23 septembre 2021

Pourvoi n° W 20-17.211

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________

ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 23 SEPTEMBRE 2021

M. [R] [Y] [E], domicilié [Adresse 2], a formé le pourvoi n° W 20-17.211 contre l’arrêt rendu le 11 mai 2020 par la cour d’appel de Cayenne (chambre civile), dans le litige l’opposant à la société Esteliz, société civile immobilière, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.

Le demandeur invoque, à l’appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Jessel, conseiller, les observations de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de M. [E], de la SCP Buk Lament-Robillot, avocat de la société Esteliz, après débats en l’audience publique du 29 juin 2021 où étaient présents M. Chauvin, président, M. Jessel, conseiller rapporteur, M. Echappé, conseiller doyen, et Mme Besse, greffier de chambre,

la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l’arrêt attaqué (Cayenne, 11 mai 2020), la SCI Esteliz (la SCI), ayant acquis des terrains du département de la Guyane par acte du 16 juin 2011, a assigné M. [E] en expulsion de la parcelle cadastrée AP n° [Cadastre 1], occupée, selon elle, sans droit ni titre.

2. M. [E] a reconventionnellement revendiqué la propriété de la parcelle litigieuse sur le fondement de prescription trentenaire.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

3. M. [E] fait grief à l’arrêt d’accueillir les demandes de la SCI, alors « que la prescription acquisitive est un moyen d’acquérir un bien ou un droit par l’effet de la possession sans que celui qui l’allègue soit obligé d’en rapporter un titre ou qu’on puisse lui opposer l’exception déduite de la mauvaise foi ; qu’il est possible de prescrire contre un titre ; qu’en se fondant pour écarter l’existence d’une possession paisible et non équivoque de nature à emporter la prescription acquisitive de la parcelle AP [Cadastre 1] par M. [P] [E] père de M. [R] [E] qui l’a occupé avec sa famille à partir de 1968, sur la circonstance que le département de la Guyane a acquis la propriété de cette parcelle par acte du 16 février 1978, que l’occupation de ce terrain était illicite comme étant sans droit ni titre, et qu’un droit au relogement n’a été reconnu qu’aux seuls occupants pouvant justifier d’une autorisation du précédent propriétaire, la Cour d’appel a violé les articles 712 et 2258 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 712 et 2258 du code civil :

4. En vertu du premier de ces textes, la propriété s’acquiert non seulement par titre, mais aussi par prescription.

5. Aux termes du second, la prescription acquisitive est un moyen d’acquérir un bien ou un droit par l’effet de la possession sans que celui qui l’allègue soit obligé d’en rapporter un titre ou qu’on puisse lui opposer l’exception déduite de la mauvaise foi.

6. Pour refuser à M. [E] le bénéfice de la prescription trentenaire qu’il invoquait, l’arrêt retient que la SCI est propriétaire par titre de la parcelle litigieuse et que celle-ci est occupée de manière illicite, sans droit ni titre, de sorte que la possession invoquée ne peut être tenue pour non équivoque et paisible.

7. En statuant ainsi, alors qu’il est toujours possible de prescrire contre un titre et que la mauvaise foi du possesseur ne rend pas équivoque sa possession, la cour d’appel a, par refus d’application, violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 11 mai 2020, entre les parties, par la cour d’appel de Cayenne ; »

Cass. 3e civ., 23 sept. 2021, n° 20-17.211. Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/d/CASS/2021/CASSP779902047D008C15183B


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