La vigilance est à la mode depuis quelques décennies, on veut que le banquier soit sur la sellette et on accommode le discours juridique, sinon le droit positif, pour que tel soit le cas : pour l'astreindre à une obligation de vigilance dans ses relations d'affaires avec les clients (1).
L'idée même de vigilance est hautement contestable, ce qui n'est pas même relevé, celle de surveillance convient mieux, au moins ce dernier mot indique ce dont il s'agit. La vigilance n'est qu'un état psychologique et détourner ce concept n'a pas été heureux, car il est nébuleux. Et de fait il a eu un effet nébuleux, et ce qui suit le dit et ce que bous avons spécialement dénoncé (2).
C'est néanmoins d'elle - de vigilance - dont parle la réglementation dite LAB-FT ou LCB-FT et pour la société-mère depuis une loi fameuse de 2017 qui, marginale, est appelée à voir son domaine élargi. Le premier cas (de la LAB) est l'occasion de multiples confusions, et depuis longtemps ; au nom de la vigilance au profit de TRACFIN (pour résumer) et sur ce fond culturel, on prétend que la banque devrait être vigilante sur tout et pour tous, et à tous moments. L'inverse a pourtant été jugé et depuis longtemps ; la présente décision reprend la décision de principe (Cass. com., 28 avril 2004, n° 02-15054 : Bull. IV, n° 72). Parlez de vigilance sans poser en préliminaire cette jurisprudence expose généralement à des erreurs grossières et à un discours nébuleux.
On fait du droit bancaire comme dans les années 70 quand toute opération tenait à une seule forme juridique (la banque) et à un seul métier (celui de banquier) qui donnait un métier unitaire ; mais le code monétaire et financier n'est pas écrit ainsi ; il est divisé en un trentaine d'acteurs qui rendent une quinzaine de catégories de services (définis au plan européen) au moyen de divers actes juridiques (le contrat est en discret repli).
Il est donc impossible de proclamer ou de susurrer une obligation générale de vigilance en confondant les plans de la LAB-FT (une sorte d'obligation administrative à l'égard de TRACFIN), avec le plan contractuel pour lequel il faut une obligation légale ou contractuelle précise, obligation qui le cas échéant peut résider dans une décision de principe du juge (conforme au droit de l'UE... et claire...).
L'arrêt du 21 septembre 2022 conforte cette situation en invitant à ne pas confondre ces deux plans, dans une réponse à un second moyen qui s'impose, du moins tant que l'on n'aura pas changé de fond en comble le CMF - et donc une bonne part du droit de l'UE. C'est pour cette réponse que l'arrêt est publié car sa portée normative est forte, bien qu'il ne s'agisse que d'une confirmation, l'arrêt de principe date de 2004.
Un autre arrêt du même jour statue dans le même sens (Cass. com., 21 septembre 2022, n° 20-22.828, F-D, Rejet) - il n'appelle pas, pour le présent propos, de mention spéciale.
Il existe une faveur doctrinale pour l'obligation de vigilance (I) alors que la jurisprudence est circonspecte sinon claire (II) et que, surtout, cette obligation pose des questions à traiter (III), dont celle même du Code monétaire et financier qui s'oppose concrètement et théoriquement à une obligation (contractuelle) aussi générale et intrusive.
I. Une faveur doctrinale à la vigilance.
En criant "au loup", la doctrine se donne de l'importance. Il est plus facile de crier "au loup" que d'inventer des concepts et règles... En criant "attention à l'obligation de vigilance", ce qui du reste est facile à crier, la doctrine se donne une importance et une visibilité nettes. Et sur un registre connu et simple : l'établissement risquerait d'engager sa responsabilité civile à l'égard du client. Il est des questions doctrinales qui posent des problèmes d'une autre dimension générale et d'une technique bien supérieure.
Le thème de la vigilance est aujourd'hui un standard des revues et manuels... pourtant aucune obligation de vigilance n'impose au professionnel de se transformer en parent (responsable) attentif des clients, et ce que ces clients soient jeunes ou vieux,. La banque n'est pas un père ou une mère devant assumer son enfant et donc devant déployer une vigilance permanente engageant sinon sa responsabilité. Ainsi, simple exemple, qui nous fait faire un détour, dix autres ont déjà été analysés sur ce site (Voit Tag Obligation de vigilance...), il est jugé typiquement en 2016 :
"Qu'en statuant ainsi, alors que, si les établissements de crédit doivent, en application des articles L. 561-1 et suivants du code monétaire et financier, dans leur rédaction applicable en la cause, déclarer les opérations susceptibles de relever de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement des activités terroristes, ils ne sont pas tenus d'une obligation générale d'informer le procureur de la République des faits délictueux dont ils peuvent soupçonner la commission par leurs clients, dans les affaires desquels, à défaut d'anomalie apparente, ils n'ont pas à s'immiscer, la cour d'appel a violé le texte susvisé ; ... " (Cass. com., 15 novembre 2016, n° 15-14133 -
https://juricaf.org/arret/FRANCE-COURDECASSATION-20161115-1514133 ) ;
La condamnation de l'établissement de crédit en appel fut ainsi cassée, et pourtant cette cause de 2016 avait des atouts : la cliente à protéger, pour une anomalie que la banque devait prétendument repérer en vertu de l'obligation de vigilance, était une vieille dame, abusée (terme ici de la langue courante), de 84 ans...
Seule une anomalie apparente peut fournir un moyen au client qui vaille au plan contractuel ; le client peut alors, le cas échéant, tirer profit d'une absence de vérification par le professionnel de la nocivité de l'anomalie apparente. Cet arrêt de 2016 est étranger au très spécial droit des titres et spécialement "droit du chèque" qui, eux, imposent une grande rigueur à la banque et pour cause : ce sont des titres formels.
La Cour de cassation ferait néanmoins mieux de parler d'une obligation de vérification du titre sans parler de vigilance (contra : Cass. com., 9 nov. 2022, 20-20.031, publié, § n° 8) ; mais c'est un point marginal qui concerne l'examen devant justement être très rigoureux de titres formels (vérifier l'existence de l'endossement, de la signature du tireur, d'une écriture sans "surcharge" du montant à payer...).
On note la motivation sur l'article L. 561-1, référence qui est, à notre sens, et pour faire vite, seulement l'occasion pour la Chambre commerciale, d'éclairer pour la énième fois une situation jurisprudentielle fixée en 2004 (arrêt précité ; v. notre ouvrage, Droit bancaire et financier, mare et martin, n° 581).
La Cour de cassation impose fermement à ne pas confondre la vigilance légale et européenne, obligation de conformité, due aux autorités (Tracfin, voire procureur de la République), avec le respect des obligations contractuelles de la banque ; comme tout professionnel ayant quelque responsabilité, l'établissement de crédit doit exécuter avec rigueur et opérer seulement sur les consignes ou ordres rigoureux de ses clients (ce qui du reste n'a pas conduit à consacrer, dans divers codes, pour divers professionnels, l'obligation de vigilance desdits professionnels...).
L'arrêt du 21 septembre 2022 invitait à ce rappel. Il tranche dans le même sens et son apport est donc moindre que ce qui se dit déjà.
II. Une certaine défaveur jurisprudentielle à la vigilance.
Il est à nouveau jugé, très clairement, que la vigilance n'est pas une obligation générale et multiforme (obligation ou "devoir", euphémisme ou presque qui accroît le flou). La vigilance ne doit donc pas être mise à toutes les sauces, c'est le sens de la décision commentée (Cass. com., 21 septembre 2022, n° 21-12335, à publier au Bull.). Ce dernier arrêt, qui dénie une obligation de vigilance, sera-t-il présenté, comme c'est parfois le cas, comme l'expression de l'obligation de vigilance du banquier ?
L'arrêt : https://www.dalloz-actualite.fr/sites/dalloz-actualite.fr/files/resources/2022/09/21-12.335.pdf
Le second rejet d'une branche du moyen procède de la même idée que l'attendu de 2016, précité, le juge répond :
"... Aux termes de ce dernier article, ces autorités sont seules chargées d'assurer le contrôle des obligations de vigilance et de déclaration mentionnées ci-dessus et de sanctionner leur méconnaissance sur le fondement des règlements professionnels ou administratifs. Selon l'article L. 561-29, I, du même code, sous réserve de l'application de l'article 40 du code de procédure pénale, les informations détenues par le service mentionné à l'article L. 561-23 ne peuvent être utilisées à d'autres fins que la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement des activités terroristes.
11. Il s'en déduit que la victime d'agissements frauduleux ne peut se prévaloir de l'inobservation des
obligations de vigilance et de déclaration précitées pour réclamer des dommages-intérêts à l'organisme
financier.
12. Le moyen qui postule le contraire, n'est pas fondé."
Il est donc impossible de confondre cette vigilance (légale) avec une (éventuelle) obligation contractuelle alors que les textes précités ne sont pas invocables par le client au titre sa relation conventionnelle avec l'établissement. La formule "... ne peut se prévaloir..." est plus que clair : limpide.
Le premier rejet répond, lui, aux autres branches du moyen de cassation ; l'extrait suivant en donne l'essence et le ton ; le moyen invoque :
"... qu'en retenant qu' ''aucun manquement ne peut être reproché à la CCM (banque) dans le cadre de son obligation contractuelle de vigilance et de prudence'', la cour d'appel a méconnu l'article 1147 du code civil dans sa rédaction..."
Voilà qui place en plein droit des contrats et, comme de puis 2004, l'obligation est rejetée ; la Cour de cassation répond :
"5. Après avoir constaté qu'aucune des opérations de virement n'est affectée d'une anomalie matérielle, l'arrêt retient que les montants des virements effectués ne sont pas en eux-mêmes constitutifs d'anomalies, dès lors que le compte de [J] [K] et de son épouse est toujours resté créditeur et que ces montants doivent être mis en rapport avec l'importance du patrimoine des époux [K]. Il retient également que le libellé des virements litigieux ne faisait nullement apparaître qu'ils étaient destinés au financement..."
Le comble de l'affaire, sur le plan factuel, c'est que l'établissement avait fait signer, après des vérifications auxquelles il n'était pas obligé, des décharges de responsabilité qui, selon nous, valaient par nature mise en garde... ce qui montre le sérieux de l'établissement et probablement de pertinentes "vérifications" (mots plus pertinents que "vigilance").
Mais le juge du droit manque à notre sens de clairvoyance par une mention finale qui, pour nous, est un peu trompeuse :
"En l'état de ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui a effectué la recherche invoquée par la
troisième branche et n'était pas tenue d'effectuer celle invoquée par la quatrième branche, que ses
constatations rendaient inopérante, a pu retenir que la banque n'avait commis aucun manquement à son obligation de vigilance."
L'obligation de vigilance est retenue une fois sur cent demandes (et encore...), toutes causes de demandes confondues, et elle n'est retenue que dans des cas absolument extraordinaires (hors le cas d'anomalie qui est un preuve concrète d'un défaut professionnel).
Terminer l'arrêt sur cette idée n'est ni instructif ni opportun. Du reste, la Cour de cassation manque de citer son arrêt de principe sur l'obligation de vigilance alors que les arrêts se veulent limpides ; la remarque est ironique car, selon nous, cet arrêt de principe n'existe pas ; enfin, si la Haute juridiction n'a point d'arrêt de principe consacrant l'obligation dont elle parle, eh bien qu'elle en rende un, avec un bel attendu du principe qui définira positivement l'obligation en en fixant les limites. Ce sera une jurisprudence tardive mais on y verra plus clair (ce qui peut déjà être le cas si on lit plus les décisions que le seul discours doctrinal...).
Rendre un arrêt de principe serait, sur un plan général, fort opportun. On manque d'arrêts de principe, seul véritable moyen pour redorer le blason du juge bien au-delà de la forme des arrêts (que des étudiants me disent moins bien comprendre qu'avant - je suis en désaccord avec eux).
Mais voilà, à notre sens, et c'est là le problème de fond, le juge du droit ne pourra pas rendre un arrêt de principe (donc général et avec une obligation significative) ; la Cour de cassation ne peut pas rendre une décision posant une obligation générale de vigilance (très astreignante), comme la doctrine prétend parfois qu'elle existe, car selon nous le droit européen s'y oppose ; le droit européen transposé ; en effet, le Code monétaire et financier est tissé dans les divers services européens (...), et il serait inconsidéré d'alourdir les obligations des banques alors que leur statut est essentiellement européen ; on s'en explique plus en détail ci-dessous.
Voilà l'arrêt et voilà déjà dépassé le cap du discours doctrinal habituel. Il est possible de pousser plus loin, bien plus loin, car le "temps long" (...) peut amener des réalités et considérations qui changeront la problématique. Et donc après ?
III. Conclusion : et demain et au fond ?
La situation actuelle est ainsi assez souvent catastrophique en pratique.
En effets, des justiciables font des procès interminables au nom de l'obligation de vigilance... avec 1 % de chance de gagner quand ils croient en avoir 90 sinon 99. Pour cette raison, déjà, l'approche de la vigilance mérite d'être revue.
Surtout, au plan de l'intérêt général, la question doit être reposée pour demain en essayant d'anticiper les possibles évolutions... européennes, mondiales, l'actuelle situation est claire mais pas immuable, les forces économiques, sociales peuvent amener à réformer....
.... à suivre.
Cette suite (ce III) a été publiée par inadvertance, elle mérite d'être relue avant d'être republiée.
Autre point, je vais pouvoir reprendre, après le présent rappel sur le droit positif, fixé en 2004, ma modeste analyse sur la compliance... deux notes sont en attente et sont liées à ce thème..
__________________________
__________________________
1) On passera sur le fait que la correspondance systématique entre l'obligation de non-ingérence et l'éventuelle vigilance n'est pas toujours intéressante ou éclairante, le jeu des deux mécanismes est souvent mis en balance, pour laisser apparaître une situation jurisprudentielle cohérente et équilibrée qui, à notre modeste sens, reste à établir.
2) H. CAUSSE, L’évanescente obligation de vigilance, La lettre juridique, 12 juin 2014, N° Lexbase N2591BUI.
L'idée même de vigilance est hautement contestable, ce qui n'est pas même relevé, celle de surveillance convient mieux, au moins ce dernier mot indique ce dont il s'agit. La vigilance n'est qu'un état psychologique et détourner ce concept n'a pas été heureux, car il est nébuleux. Et de fait il a eu un effet nébuleux, et ce qui suit le dit et ce que bous avons spécialement dénoncé (2).
C'est néanmoins d'elle - de vigilance - dont parle la réglementation dite LAB-FT ou LCB-FT et pour la société-mère depuis une loi fameuse de 2017 qui, marginale, est appelée à voir son domaine élargi. Le premier cas (de la LAB) est l'occasion de multiples confusions, et depuis longtemps ; au nom de la vigilance au profit de TRACFIN (pour résumer) et sur ce fond culturel, on prétend que la banque devrait être vigilante sur tout et pour tous, et à tous moments. L'inverse a pourtant été jugé et depuis longtemps ; la présente décision reprend la décision de principe (Cass. com., 28 avril 2004, n° 02-15054 : Bull. IV, n° 72). Parlez de vigilance sans poser en préliminaire cette jurisprudence expose généralement à des erreurs grossières et à un discours nébuleux.
On fait du droit bancaire comme dans les années 70 quand toute opération tenait à une seule forme juridique (la banque) et à un seul métier (celui de banquier) qui donnait un métier unitaire ; mais le code monétaire et financier n'est pas écrit ainsi ; il est divisé en un trentaine d'acteurs qui rendent une quinzaine de catégories de services (définis au plan européen) au moyen de divers actes juridiques (le contrat est en discret repli).
Il est donc impossible de proclamer ou de susurrer une obligation générale de vigilance en confondant les plans de la LAB-FT (une sorte d'obligation administrative à l'égard de TRACFIN), avec le plan contractuel pour lequel il faut une obligation légale ou contractuelle précise, obligation qui le cas échéant peut résider dans une décision de principe du juge (conforme au droit de l'UE... et claire...).
L'arrêt du 21 septembre 2022 conforte cette situation en invitant à ne pas confondre ces deux plans, dans une réponse à un second moyen qui s'impose, du moins tant que l'on n'aura pas changé de fond en comble le CMF - et donc une bonne part du droit de l'UE. C'est pour cette réponse que l'arrêt est publié car sa portée normative est forte, bien qu'il ne s'agisse que d'une confirmation, l'arrêt de principe date de 2004.
Un autre arrêt du même jour statue dans le même sens (Cass. com., 21 septembre 2022, n° 20-22.828, F-D, Rejet) - il n'appelle pas, pour le présent propos, de mention spéciale.
Il existe une faveur doctrinale pour l'obligation de vigilance (I) alors que la jurisprudence est circonspecte sinon claire (II) et que, surtout, cette obligation pose des questions à traiter (III), dont celle même du Code monétaire et financier qui s'oppose concrètement et théoriquement à une obligation (contractuelle) aussi générale et intrusive.
I. Une faveur doctrinale à la vigilance.
En criant "au loup", la doctrine se donne de l'importance. Il est plus facile de crier "au loup" que d'inventer des concepts et règles... En criant "attention à l'obligation de vigilance", ce qui du reste est facile à crier, la doctrine se donne une importance et une visibilité nettes. Et sur un registre connu et simple : l'établissement risquerait d'engager sa responsabilité civile à l'égard du client. Il est des questions doctrinales qui posent des problèmes d'une autre dimension générale et d'une technique bien supérieure.
Le thème de la vigilance est aujourd'hui un standard des revues et manuels... pourtant aucune obligation de vigilance n'impose au professionnel de se transformer en parent (responsable) attentif des clients, et ce que ces clients soient jeunes ou vieux,. La banque n'est pas un père ou une mère devant assumer son enfant et donc devant déployer une vigilance permanente engageant sinon sa responsabilité. Ainsi, simple exemple, qui nous fait faire un détour, dix autres ont déjà été analysés sur ce site (Voit Tag Obligation de vigilance...), il est jugé typiquement en 2016 :
"Qu'en statuant ainsi, alors que, si les établissements de crédit doivent, en application des articles L. 561-1 et suivants du code monétaire et financier, dans leur rédaction applicable en la cause, déclarer les opérations susceptibles de relever de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement des activités terroristes, ils ne sont pas tenus d'une obligation générale d'informer le procureur de la République des faits délictueux dont ils peuvent soupçonner la commission par leurs clients, dans les affaires desquels, à défaut d'anomalie apparente, ils n'ont pas à s'immiscer, la cour d'appel a violé le texte susvisé ; ... " (Cass. com., 15 novembre 2016, n° 15-14133 -
https://juricaf.org/arret/FRANCE-COURDECASSATION-20161115-1514133 ) ;
La condamnation de l'établissement de crédit en appel fut ainsi cassée, et pourtant cette cause de 2016 avait des atouts : la cliente à protéger, pour une anomalie que la banque devait prétendument repérer en vertu de l'obligation de vigilance, était une vieille dame, abusée (terme ici de la langue courante), de 84 ans...
Seule une anomalie apparente peut fournir un moyen au client qui vaille au plan contractuel ; le client peut alors, le cas échéant, tirer profit d'une absence de vérification par le professionnel de la nocivité de l'anomalie apparente. Cet arrêt de 2016 est étranger au très spécial droit des titres et spécialement "droit du chèque" qui, eux, imposent une grande rigueur à la banque et pour cause : ce sont des titres formels.
La Cour de cassation ferait néanmoins mieux de parler d'une obligation de vérification du titre sans parler de vigilance (contra : Cass. com., 9 nov. 2022, 20-20.031, publié, § n° 8) ; mais c'est un point marginal qui concerne l'examen devant justement être très rigoureux de titres formels (vérifier l'existence de l'endossement, de la signature du tireur, d'une écriture sans "surcharge" du montant à payer...).
On note la motivation sur l'article L. 561-1, référence qui est, à notre sens, et pour faire vite, seulement l'occasion pour la Chambre commerciale, d'éclairer pour la énième fois une situation jurisprudentielle fixée en 2004 (arrêt précité ; v. notre ouvrage, Droit bancaire et financier, mare et martin, n° 581).
La Cour de cassation impose fermement à ne pas confondre la vigilance légale et européenne, obligation de conformité, due aux autorités (Tracfin, voire procureur de la République), avec le respect des obligations contractuelles de la banque ; comme tout professionnel ayant quelque responsabilité, l'établissement de crédit doit exécuter avec rigueur et opérer seulement sur les consignes ou ordres rigoureux de ses clients (ce qui du reste n'a pas conduit à consacrer, dans divers codes, pour divers professionnels, l'obligation de vigilance desdits professionnels...).
L'arrêt du 21 septembre 2022 invitait à ce rappel. Il tranche dans le même sens et son apport est donc moindre que ce qui se dit déjà.
II. Une certaine défaveur jurisprudentielle à la vigilance.
Il est à nouveau jugé, très clairement, que la vigilance n'est pas une obligation générale et multiforme (obligation ou "devoir", euphémisme ou presque qui accroît le flou). La vigilance ne doit donc pas être mise à toutes les sauces, c'est le sens de la décision commentée (Cass. com., 21 septembre 2022, n° 21-12335, à publier au Bull.). Ce dernier arrêt, qui dénie une obligation de vigilance, sera-t-il présenté, comme c'est parfois le cas, comme l'expression de l'obligation de vigilance du banquier ?
L'arrêt : https://www.dalloz-actualite.fr/sites/dalloz-actualite.fr/files/resources/2022/09/21-12.335.pdf
Le second rejet d'une branche du moyen procède de la même idée que l'attendu de 2016, précité, le juge répond :
"... Aux termes de ce dernier article, ces autorités sont seules chargées d'assurer le contrôle des obligations de vigilance et de déclaration mentionnées ci-dessus et de sanctionner leur méconnaissance sur le fondement des règlements professionnels ou administratifs. Selon l'article L. 561-29, I, du même code, sous réserve de l'application de l'article 40 du code de procédure pénale, les informations détenues par le service mentionné à l'article L. 561-23 ne peuvent être utilisées à d'autres fins que la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement des activités terroristes.
11. Il s'en déduit que la victime d'agissements frauduleux ne peut se prévaloir de l'inobservation des
obligations de vigilance et de déclaration précitées pour réclamer des dommages-intérêts à l'organisme
financier.
12. Le moyen qui postule le contraire, n'est pas fondé."
Il est donc impossible de confondre cette vigilance (légale) avec une (éventuelle) obligation contractuelle alors que les textes précités ne sont pas invocables par le client au titre sa relation conventionnelle avec l'établissement. La formule "... ne peut se prévaloir..." est plus que clair : limpide.
Le premier rejet répond, lui, aux autres branches du moyen de cassation ; l'extrait suivant en donne l'essence et le ton ; le moyen invoque :
"... qu'en retenant qu' ''aucun manquement ne peut être reproché à la CCM (banque) dans le cadre de son obligation contractuelle de vigilance et de prudence'', la cour d'appel a méconnu l'article 1147 du code civil dans sa rédaction..."
Voilà qui place en plein droit des contrats et, comme de puis 2004, l'obligation est rejetée ; la Cour de cassation répond :
"5. Après avoir constaté qu'aucune des opérations de virement n'est affectée d'une anomalie matérielle, l'arrêt retient que les montants des virements effectués ne sont pas en eux-mêmes constitutifs d'anomalies, dès lors que le compte de [J] [K] et de son épouse est toujours resté créditeur et que ces montants doivent être mis en rapport avec l'importance du patrimoine des époux [K]. Il retient également que le libellé des virements litigieux ne faisait nullement apparaître qu'ils étaient destinés au financement..."
Le comble de l'affaire, sur le plan factuel, c'est que l'établissement avait fait signer, après des vérifications auxquelles il n'était pas obligé, des décharges de responsabilité qui, selon nous, valaient par nature mise en garde... ce qui montre le sérieux de l'établissement et probablement de pertinentes "vérifications" (mots plus pertinents que "vigilance").
Mais le juge du droit manque à notre sens de clairvoyance par une mention finale qui, pour nous, est un peu trompeuse :
"En l'état de ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui a effectué la recherche invoquée par la
troisième branche et n'était pas tenue d'effectuer celle invoquée par la quatrième branche, que ses
constatations rendaient inopérante, a pu retenir que la banque n'avait commis aucun manquement à son obligation de vigilance."
L'obligation de vigilance est retenue une fois sur cent demandes (et encore...), toutes causes de demandes confondues, et elle n'est retenue que dans des cas absolument extraordinaires (hors le cas d'anomalie qui est un preuve concrète d'un défaut professionnel).
Terminer l'arrêt sur cette idée n'est ni instructif ni opportun. Du reste, la Cour de cassation manque de citer son arrêt de principe sur l'obligation de vigilance alors que les arrêts se veulent limpides ; la remarque est ironique car, selon nous, cet arrêt de principe n'existe pas ; enfin, si la Haute juridiction n'a point d'arrêt de principe consacrant l'obligation dont elle parle, eh bien qu'elle en rende un, avec un bel attendu du principe qui définira positivement l'obligation en en fixant les limites. Ce sera une jurisprudence tardive mais on y verra plus clair (ce qui peut déjà être le cas si on lit plus les décisions que le seul discours doctrinal...).
Rendre un arrêt de principe serait, sur un plan général, fort opportun. On manque d'arrêts de principe, seul véritable moyen pour redorer le blason du juge bien au-delà de la forme des arrêts (que des étudiants me disent moins bien comprendre qu'avant - je suis en désaccord avec eux).
Mais voilà, à notre sens, et c'est là le problème de fond, le juge du droit ne pourra pas rendre un arrêt de principe (donc général et avec une obligation significative) ; la Cour de cassation ne peut pas rendre une décision posant une obligation générale de vigilance (très astreignante), comme la doctrine prétend parfois qu'elle existe, car selon nous le droit européen s'y oppose ; le droit européen transposé ; en effet, le Code monétaire et financier est tissé dans les divers services européens (...), et il serait inconsidéré d'alourdir les obligations des banques alors que leur statut est essentiellement européen ; on s'en explique plus en détail ci-dessous.
Voilà l'arrêt et voilà déjà dépassé le cap du discours doctrinal habituel. Il est possible de pousser plus loin, bien plus loin, car le "temps long" (...) peut amener des réalités et considérations qui changeront la problématique. Et donc après ?
III. Conclusion : et demain et au fond ?
La situation actuelle est ainsi assez souvent catastrophique en pratique.
En effets, des justiciables font des procès interminables au nom de l'obligation de vigilance... avec 1 % de chance de gagner quand ils croient en avoir 90 sinon 99. Pour cette raison, déjà, l'approche de la vigilance mérite d'être revue.
Surtout, au plan de l'intérêt général, la question doit être reposée pour demain en essayant d'anticiper les possibles évolutions... européennes, mondiales, l'actuelle situation est claire mais pas immuable, les forces économiques, sociales peuvent amener à réformer....
.... à suivre.
Cette suite (ce III) a été publiée par inadvertance, elle mérite d'être relue avant d'être republiée.
Autre point, je vais pouvoir reprendre, après le présent rappel sur le droit positif, fixé en 2004, ma modeste analyse sur la compliance... deux notes sont en attente et sont liées à ce thème..
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1) On passera sur le fait que la correspondance systématique entre l'obligation de non-ingérence et l'éventuelle vigilance n'est pas toujours intéressante ou éclairante, le jeu des deux mécanismes est souvent mis en balance, pour laisser apparaître une situation jurisprudentielle cohérente et équilibrée qui, à notre modeste sens, reste à établir.
2) H. CAUSSE, L’évanescente obligation de vigilance, La lettre juridique, 12 juin 2014, N° Lexbase N2591BUI.