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Le droit sous le règne de l'intelligence artificielle, Essai, fév. 2023, HAL.



Le droit sous le règne de l'intelligence artificielle, Essai, fév. 2023, HAL.

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Le droit sous le règne de l'intelligence artificielle, Essai, fév. 2023, HAL.
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H. CAUSSE, Le droit sous le règne de l'intelligence artificielle. Essai. HAL, février 2023, hal-03999299v1



L'impossible épilogue, en ligne depuis quelques jours, est encore ici en PDF ou à lire ci-dessous.


Le droit sous le règne de l'intelligence artificielle, Essai, fév. 2023, HAL.




L’impossible épilogue




Si vous ne pouvez pas me donner la poésie, ne pouvez-vous pas me donner la science poétique ?
Ada Lovelace Byron

Le poète est prophète, philosophe, peintre, musicien et prêtre.
Le Crible, Mikhail Nuaymah

La poésie est la voix de l’homme dans le monde, dans l’infini
Claude Millet





Ces pages ne posent pas de règles pour la direction de l’esprit en matière d’IA ou de systèmes d’intelligence artificielle, à peine quelques points utiles à l’esprit juridique. Non expurgés du doute, elles l’instillent souvent pour élargir le débat quoique ces points soient simplifiés par une méthode faite de mélanges surprenants. L’observation des faits et quelque intuition placèrent à la bordure du droit à raison des liens subtils entre disciplines. Plume éternelle, Saint-John Perse les signalait en recevant à Stockholm en 1960 le prix Nobel de littérature :

« Quand on mesure le drame de la science moderne découvrant jusque dans l'absolu mathématique ses limites rationnelles ; quand on voit, en physique, deux grandes doctrines maîtresses poser, l'une un principe général de relativité, l'autre un principe quantique d'incertitude et d'indéterminisme qui limiterait à jamais l'exactitude même des mesures physiques ; quand on a entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste synthèse intellectuelle en termes d'équations, invoquer l'intuition au secours de la raison et proclamer que « l'imagination est le vrai terrain de germination scientifique », allant même jusqu'à réclamer pour le savant le bénéfice d'une véritable « vision artistique » – n'est-on pas en droit de tenir l'instrument poétique pour aussi légitime que l'instrument logique ? Au vrai, toute création de l'esprit est d'abord « poétique » au sens propre du mot… » (seuls les inattentifs n’auront pas reconnu Albert Einstein).

Laurent Fels a dit qu’il s’évinçait du « Discours Nobel » de Saint-John Perse « une conception épistémologique de la poésie ». Le chemin sur lequel nous avons marché est bien de cette veine. L’insistance de ces dernière pages n’abusera cependant personne parmi qui, demain, devra manier les systèmes, la question poétique est seulement le signe de l’effort épistémologique à fournir, reprenons le propos.

La poésie, usuellement citée en ses terres littéraires, serait à tort ignorée ailleurs. Nous en aurons besoin car l’intelligence artificielle – l’IA ! – dit et dira froidement ce que nous sommes et avons bâti en trente siècles ; elle nous résumera au point de nous étourdir de déceptions. L’humain demandera chaleur, vérité, éthique et esthétique pour assurer un chemin à la liberté et à sa créativité. La poésie nous parvient, ici, par les méandres d’une méthode qui croise IA et Droit en discutant librement les idées de langue, système, intelligence, science… Sans savoir bien déceler son jeu, la poésie se devine en une force, disons-le puisque l’épilogue est, ici et aujourd’hui, impossible. L’instant n’est pas original. Gérard Cornu dans un chapitre « Le discours coutumier » de Linguistique juridique juge que « Le droit et la poésie entretiennent de puissants rapports ». Les adages le manifestent dans la forme exceptionnelle d’une règle de quelques mots. Parfois latins. La leçon oubliée montre le droit réduit à une fulgurance, phrase parfois sans verbe : l’adage est expression ou fragment de poésie selon Cornu. Poésie, et pourtant Droit. Et un Droit efficace, puissant, synthétique, incisif, éclairant… la poésie : une force du Droit. Oui la leçon est plutôt oubliée.

Les juristes pêchent à « faire l’article » du droit actuel brodé dans de longs articles de très lourds codes et à suivre, sans rechigner, la consigne implicite d’élaborer de très lourds ouvrages dont le sens se perd (la perte de sens n’est pas seulement qu’un thème à la mode pour rabâchage médiatique). Ce droit titanesque, défi dérisoire à la capacité de synthèse des positivistes, n’a du reste plus d’intérêt (la machine le fera : le présentera, et à demande). Le rebond qui extirpera de ce marécage positiviste appelle de cerner l’éléments de base, le mot. Si le droit incorpore cet art du mot et des mots que Cornu souligne, le juriste dispose alors d’un moyen pour la synthèse de sens) des énoncés des IA juridiques qui seront, le cas échéant, une synthèse positiviste. Le juriste, et d’autres ! En outre, cette voie du travail du mot fut et sera autre chose, une chose à inventer.

Sur fond de Droit et Poésie, Giambattista Vico (1668 – 1744) sonde ingegno (intelligence), langage et science[1020] (notre ultime et parente trouvaille). Il enseigne, dans Origine de la poésie et du droit, la même esthétique des deux. On est au fond (enfin, le fond du moment, qui n’est pas très profond). Le fait se distingue des évocations ordinaires et connues. Alain Supiot, par exemple, cite la poésie pour rappeler que la qualité de la plume confère une esthétique qui est une force de la règle de droit[1021]. L’observation rejoint cependant notre propos, l’esthétique de la règle suppose la maîtrise de l’esthétique des mots et des phrases, exercice dans laquelle la poésie excelle. La règle énoncée peut à l’inverse, volontairement ou sans conscience, dévoyer les mots et la règle de droit quand celle-ci gagne à un emploi classique des mots pour formuler clairement une obligation ou un droit. Pierre Girard rappelle que la poésie de Vico est action (poiein, faire) : la poésie du juriste qui nous est inspirée ne serait-elle pas un art de faire et refaire le sens des mots au lieu de suivre et empiler les règles, ce que désormais la machine fera ? Et qu’elle fera bien d’ici trois décennies.

La poésie, vue ici en enjeu épistémologique, n’est pas celle employée (juste) pour magnifier la justice, l’autorité publique ou la loi. Une « poétique du gouvernement » la décrit alors, dans ce cas, seulement en arme du pouvoir, comme la peinture ou le chant ou le décorum ou tel ou tel apparat[1022]. La poésie embellit telle action ou réalité, classiquement, sans un net aspect d’épistémologie. Notre ouverture diffère, qui imagine que la poésie retrouvera de l’intérêt et renforcera sa place épistémologique, notamment lorsque l’humain sera submergé par les « compétences » de l’IA (ce qui ne signifie pas que l’IA, qui n’est pas un sujet, soit compétente). Non pas qu’il faille revenir aux mots à eux seuls car, d’une part, en méthode, ce serait revenir à la glose et que, d’autre part, la gouvernance par les mots, dont ceux du droit et depuis deux mille ans, gouvernance de la Royauté ou de la République, a laissé se produire des massacres inimaginables.

Les systèmes d’IA ne seront pas moins légitimes que les voies traditionnelles de production d’énoncés, pas moins contestables non plus. Ils prendront leur place dans la ronde de la pensée, notamment juridique. Le système aura consigné toutes les connaissances, réuni la plupart des langues naturelles, et autres langues (la mathématique, la musique) grâce à ses divers langages informatiques dont l’anarchie est une richesse. Ce mélange de tous les langages sublime (d’ores et déjà) les connaissances et sciences : voilà les fondations du bouleversement épistémologique, au-delà de l’idée de données – faible ou au moins statique. L’utilisateur devra opérer des arbitrages outre les erreurs visibles et corrigeables, soit plus subtilement apporter des tempéraments ou compléments aux énoncés d’IA (et notamment le juriste). Une autre sublimation de la langue s’imposera or la poésie, sublimation de la langue mère, langue naturelle d’ici ou de là, pourra alors sustenter l’esprit de voies supérieures à celle des énoncés car le système aura le côté triste du positivisme.

Le juriste sublimera le droit par autre chose que son art actuel sinon classique que le système aura pour l’essentiel assimilé, ou bien il le subira, servile. Les juristes servant les personnes publiques auront intérêt à disposer de systèmes développés par la puissance publique ; les autorités publiques perdent déjà parfois le droit qu’elles élaborent, les forces privées devraient elles, mieux le maîtriser encore ; il y a là un enjeu de souveraineté juridique au sens de la maîtrise de l’outil étatique qu’est la règle de droit. La trituration de tous les langages, par les systèmes, ouvre des espaces pour des espaces de raisonnements ou pratiques oubliés. Langue et langage régénéreront la puissance de la poésie ; l’idée a des assises littéraires et effets sociaux plus larges que la littérature juridique. Camillo José Cela proclame : « la fable littéraire s’est révélée, de tout temps et dans toute circonstance, une arme décisive : une arme qui peut nous apprendre à nous autres hommes, par où passe le chemin sans fin de la liberté »[1023]. Car l’IA menace la liberté outre la pression d’un réseau social qui, tout en pouvant aliéner, n’altère aucune liberté. Camillo José Cela explicite langue et langage disant le rôle de la poésie, arme littéraire suprême. Tout le monde y vient pour puiser au fond de l’humain en évitant le jeu classique ou devenu trop classique du raisonnement et des neurones, synapses et cellules gliales.

Un autre esprit génial choque alors que ces derniers temps des plumes, légères ou lourdes, s’inquiètent de la gouvernance par les nombres. L’idée examinée plus haut entraîne des analyses hors la mathématique. Nombres et chiffres calculent et manient le monde depuis toujours, ils sont consubstantiels à l’esprit, à tout ce qui s’y fait ou s’y opère[1024]. La question pertinente est de savoir comment, en son règne même, contenir le nombre : la mathématique, l’algorithme. Le discréditer en le peignant des couleurs banales de la peur n’arrêtera pas le déferlement de produits technologiques. Il s’imposera de puiser au fond de nos esprits, mais quoi et comment ? A l’instar des nombres se démultipliant, doit-on agrandir le champ des mots et le jeu de leurs combinaisons comme le jeu poétique y invite ?

Ordonnant le monde, Odysseus Elytis assène : « la poésie est le seul lieu où la puissance du nombre s’avère nulle ». Il en conçoit « l’art gratuit, seule conception à s’opposer désormais à la toute-puissance acquise par l’estimation quantitative des valeurs »[1025]. En période d’algorithmisation du monde, la sentence est une leçon générale et prophétique (1979). Si Elytis eut davantage en tête l’argent que l’informatique, cette dernière décuple les puissances d’argent autorisant au moins à méditer le propos. La poésie chasse le nombre pour la pureté de l’être, la singularité de l’humain. Le juriste confronté au première IA performantes reprendra la réflexion et l’examen de méthodes.

La femme et l’homme pensent l’Humain dont ils scrutent, pour cette observation, le trait fort : la pensée. Ils entrent dans une boucle qui est toute une histoire, l’Histoire de la pensée [1026]. Pour penser, et en pensant, l’homme a initié le langage[1027], ce parler ou langage naturel qui se fixa mille fois en langues, par l’écrit, au moyens des signes, des alphabets, mots et grammaires – le système linguistique. Les langages naturels mis à l’écrit paradent depuis 6 000 ans avec, depuis quelques siècles, des dictionnaires !

La femme et l’homme créent. A commencer par des mots. Ils les rangent, ordonnent et les précisent dans des dictionnaires. Ils en vérifient cohérence et efficacité. Ils compilent ces créations, des mots aux idées, ils élaborent des dictionnaires de groupes de mots, d’expressions ; l’alphabet code la langue . Après les dictionnaires, les encyclopédies, donnèrent aux mots plus de profondeur. Les humains opèrent par des lois (de l’esprit) faisant science et sciences. Tout est créativité du « dit », du peaufiné, de l’écrit, du rationalisé ; la langue est pratique artistique et logique – la langue juridique en tire de précieuses forces qui ajoute des sens techniques, juridiques, aux divers sens de la langue générale. En somme, les humains ordonnent les temps, choses et activités au moyen, par et pour leur intelligence. Ces connaissances et informations, ou données, mises en diverses formes (langues, sciences, langages, savoirs), sont ainsi mieux utilisées et améliorées. L’apprentissage, déjà. Surtout, l’homme pourra discuter (« échanger », le verbe du moment), communiquer et transmettre le tout. L’homme se retrouve qui ne peut réciter sans améliorer, sans s’améliorer. L’apprentissage encore – celui qui marque l’IA actuelle nous réplique.

Boucle bouclée. L’humain pense à nouveau. Travaille sa langue, l’intelligence.

Cette boucle résume cependant l’humain de façon déconcertante. Au cœur du mythe, ce résumé n’épuise pas la femme et l’homme qui réagiront par des actes échappant à la boucle de pensée, trop organisée : sa perfection systémique s’use face à l’esprit qui évolue.

Ainsi naissent les nouveaux systèmes de pensée et les paradigmes, en vérité aussi rares qu’ils sont fréquents sous toutes les plumes qui se banalisent à le banaliser. Ainsi naissent les systèmes, notamment par des mots nouveaux. L’intelligence artificielle renvoie à cette boucle : un système d’IA débute avec un apprentissage. C’est l’un des paradoxes des systèmes que de constater et résumer des circuits fermés et pourtant ni immuns, ni immuables. Les mots nouveaux, affreux néologismes, entrent dans le système de pensée et le font, le défont, le refont. Les mots valent ici les nombres si ce ne sont les nombres qui valent les mots. Les mathématiciens inventent continuellement de nouveaux nombres et des couches ou branches qui changent le système mathématique – aujourd’hui inévitablement à l’aide de l’informatique… Pour l’ensemble de la pensée, le processus systémique ne peut être modifié qu’en altérant et travaillant les mots : chaque science a ses dictionnaires spécifiques (science = langue). Plus haut que telle science, l’esprit est porté à découvrir comment la pensée humaine pensera la pensée, à savoir l’intelligence artificielle et, aussi, l’intelligence humaine – face aux diverses IA ou formes d’intelligences, végétales ou sidérales (né négligeons aucune exagération. Penser est penser contre, on la répète, penser est critiquer au-delà d’ordonner.

Selon Baudelaire (L’art romantique), « Tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques ». La perspective sera utile. S’attaquer au problème nécessitera encore de polir (sinon déconstruire) une partie des mots si patinés et solides, mais devenus creux au fil des déversements de nouvelles données, de faits révélés ou expliqués. Aristote signalait que la poésie sait anticiper[1028]. La poésie devrait anticiper les résultats des systèmes d’IA – donc aider à la critiquer sans retard. L’observateur entrevoit les possibilités de l’art poétique, le juriste s’en étonnera et probablement s’en agacera. Dans l’opinion juridique générale, faire du droit est employer la langue dans toute sa rigueur du sens admis pour dire ce que l’on entend faire comprendre de façon univoque et unanime, alors que la poésie, à l’inverse, use des mots dans un sens incertain, sans rigueur, pour des sens équivoques ou au moins multiples. A céder à un art tiers, le juriste préférerait capituler face à la philosophie mère, naguère, des principes de raisonnement avant que la logiciens ne la dépouille de sa rigueur seulement antique. Sauf que celle-ci fut, à l’occasion, supplantée par la littérature, ce que Michel Serres dit en notant que philosopher requiert une belle plume. Soit au moins une prose aux accents poétiques.

Ainsi, quand Le Senne définit l’esprit, il le voit « comme une unité opératoire d’une relation en exercice, intérieure à lui-même, entre lui-même comme esprit infini et la multitude des esprits infinis »[1029] – sans poésie, l’IA, elle, le cherchera en vain. La magnifique plume fusionne forme et fond, sans laisser de place entre l’idée et la forme, entre le neurone, l’intention et le geste : voilà la pensée. Pure, sans épithète.

Les mots peuvent encore dire le danger de l’IA pour l’homme et les voies d’adaptation, voire de résistance. Sans doute faut-il s’enquérir des neurosciences et de la psychanalyse qui, éprouvantes, piliers disciplinaires, éprouvent le cerveau[1030]. Philosophie et poésie sont au-dessus, ailleurs, surtout la seconde invitant au rêve ! Le juriste loin de la profondeur du droit en plaisantera. La langue juridique, écrite ou dite, pénètre jusqu’au fin fond de nos têtes, en cachant sa poésie qui marque l’esprit et en délimite l’imaginaire. Gaston Bachelard assura il y a longtemps la nécessité scientifique du rêve. Les spécialistes du moment le certifient et le lie à la créativité scientifique, donc les juristes en recherche d’idées et de modèles[1031]. Pragmatique, le juriste comprendra que l’inspiration procèdera d’un autre terrain.

L’IA conçue pour mimer le cerveau, pour ses fonctions, renouvelle le besoin de l’examiner.

Les nouvelles notions, celles éventuelles, à former, que l’IA ignorera à jamais (…), les nouveaux modes de raisonnement, les nouvelles connexions… exigeront probablement une liberté totale de recherche et d’inspiration, soit quasiment l’inverse de la méthode juridique actuelle. Les spécialistes juridiques de l’IA sont peut-être engagés (qui sait ?) dans une voie autre consistant à imaginer l’IA qui fera ce que le juriste faisait, de façon plus complète et rapide. Ce progrès utile sera matériel, non intellectuel : passer du code imprimé à celui au format « PDF » est une révolution qui change peu d’un Droit que d’aucuns ressentent autocentré, froid et mécanique. Il nous semble que les juristes travaillent à des outils pour faire le travail d’aujourd’hui, alors que l’occasion est donnée d’inventer des méthodes donnant le droit de demain. Peut-être plus riche, sensible et intelligent. Et donc le travail juridique de demain ?

La philosophie offre, elle, de prestigieux philosophes qui rendent de puissants hommages à la poésie comme s’ils lui livraient la philosophie. La poésie y est cependant moins empruntée, quoique souvent louée, mais un peu vainement et légèrement. Dans un siècle, toutefois, une ou deux voix s’élèvent pour décrire solennellement une structure de la poésie. L’italien Benedetto Croce, à l’œuvre étourdissante, confirme l’esquisse d’une théorie où la science serait langue, le cas échéant nouvelle langue fixant la créativité : « toute poésie qui se crée et que nous recréons en nous n’est rien d’autre que l’expression d’une nouvelle langue »[1032]. Il voit même la poésie en langage originaire. Nous le suivons en envisageant que la poésie puisse aider la maîtrise des IA formées par la « science des intelligences artificielles ».

La philosophie ou la pensée philosophique a, elle, été attaquée de l’extérieur par les sciences sociales et de l’intérieur par des philosophes qui alignèrent les mêmes critiques relative à son abstraction et à sa systématique finalement décevantes. On parle d’un formalisme dans lequel les juristes français excellent, quittent à ne plus en tirer le moindre crédit au monde. Du philosophe on a dit, après enquête, les travers ou rigidités historiques de sa formation[1033]. Les originalités existent, et Gilles Deleuze flanque une phrase choc disant l’imminence de la vie dans l’acte de pensée. Le moment où la simulation de la machine s’identifie(ra) au modèle vivant passionne trop ; elle se trompera alors autant que l’humain, avec lequel la confusion existe déjà – et mutent déjà[1034]. Pour l’heure, l’imminence de la vie dans la pensée donne d’évidence la différence avec l’IA :

« La pensée n’est rien sans quelque chose qui force à penser, qui fait violence à la pensée. Plus importante que la pensée, il y a « ce qui donne à penser », plus important que le philosophe, le poète »[1035].

La vie force à penser, non la composition d’un système artificiel.

La poésie garantit une part de créativité exprimant la vie profonde enfermée et dépendante du fait biologique. Elle s’affiche en canons plus flexibles que dans les autres sciences de l’écriture, tout en maniant la pureté et l’absolu. Paul Valéry dit la profondeur de l’art poétique. La poésie pure, poésie absolue, est un travail « dans l’étude si difficile et importante des relations du langage avec les effets qu’il produit. »[1036]. Tout langage informatique ou juridique est de cet ordre : du langage à effets ! Du langage prescriptif et opératoire en lui-même : performatif. Littérature du fugace instant, la poésie retrace les pures perceptions neuronales sans détour méthodologique, biais sociétal ou angle disciplinaire. Tout l’esprit s’y met et le cerveau le plus dilettante est un lieu inaliénable de création. Fruit de commandes neuronales contrôlées, le roman, ou prose généralement méthodique, est lui déjà moins riche, plus simple, plus discernable ; il est ainsi déjà attaqué par le récit informatique. Les romans écrits par IA feront bientôt florès.

Hors de contrôle de tout art, voire de toute part, la poésie est une sûre jouvence du langage, du concept, du langage, de l’idée. « Tout art s’apprend par art, seule la poésie est un pur don céleste » écrit Du Bartas (L’Uranie, 1589). Alors mal perçue, à défaut d’un peu connaître l’organe complexe, la transcription pure du cerveau que forme la poésie est vue en don céleste. En vérité, l’origine physico-chimique des pensées vierges a seulement de céleste la ressemblance du cerveau au ciel astrophysique – puisque l’informatique ou numérique permet aujourd’hui d’en livrer l’imagerie[1037]. Plus on les pénètre, moins on ose les comprendre. La méthode surprend mais s’affiche pour ce qu’elle est quand Jean Paulhan observe « Que le poète obscur persévère dans son obscurité, s’il veut trouver la lumière ». Notons-le et espérons tout de même des indications plus édifiantes[1038]. Descartes relevait « que les pensées profondes se trouvent dans les pensées des poètes plutôt que des philosophes », voyant dans l’imagination pure, que symbolise la fulgurance poétique, un chemin court vers la science[1039].

La poésie est un outil de cognition qui taquine langage et mots. Faites de structures légères, variables et aléatoires, elle feint d’ignorer la pensée armée d’arguments et de raisonnements. Cocteau en affirme une facette dans La difficulté d’être. « La poésie cesse à l’idée. Toute idée la tue. », sauf à préciser que la poésie enfante l’idée qui ensuite tombe ou mue en technique, politique ou juridique. Cynique, le Comte de Lautréamont estime que « Les jugements sur la poésie ont plus de valeur que la poésie. Ils sont la philosophie de la poésie » (une matière ?), sentence radicale sur son importance.

Inversant la vapeur, Apollinaire proclame la chose en assénant les droits du poète : « Fondés en poésie, nous avons des droits sur les paroles qui forment et défont l’Univers ». Faire et défaire disions-nous plus haut… Dans ce propos, l’effet poétique sur la fabrique de l’Univers est une conception de l’Univers, une des pensées les plus hautes qui soit puisqu’elle concerne l’origine de toutes les origines. La revendication de « droits » n’est pas anodine qui retrace le lien entre la langue est le pouvoir auquel s’oppose, la grossière liberté du citoyen de droit positif, et la fine liberté d’expression du poète (droit poétique, sorte de droit négatif ?). Le juriste purement positiviste déniera ces liens, pouvoirs et droits.

L’originalité de la poésie se loge encore dans ses effets quand, pour la rue, rien ni personne n’a si peu d’utilité que la poésie ou le poète, si ce n’est pire. La poésie est aussi contestée ! Ainsi Aragon !? « Poésie ô danger des mots à la dérive » (Ides et Calendes). Ou bien : « La poésie est le miroir brouillé de la société. » ; mais il écrit que sa poésie se lit comme le journal… du monde à venir, attachée aux faits et réalités[1040]. Les faits, obsession du meilleur juriste, conditionnent toute règle ; ils dépendent de la réalité conçue, les écoles de droit l’oublient souvent. Antonin Artaud dit l’utilité dans le feu qui anime l’homme depuis si longtemps « La poésie, c’est de la multiplicité broyée et qui rend des flammes »[1041]. Plus pénétrant, Octavio Paz en fait « le signifié ultime de la vie et de l’homme »[1042] ; le mot, la vie, l’écrit, le code.

Dans sa théorie de l’art Hegel dit que la poétique a pour objet l’imagination. En cherchant profond, elle pourrait préserver une avance sur la machine. Derek Walcott dit « la poésie est comme la sueur de la réflexion » y voyant le « langage enseveli » : « le travail de la poésie est un travail de fouilles et de découverte de soi » ; imaginons l’investigation des neurones qui dépasse le côté algorithmique de l’être humain[1043]. Le processus va profond pour aller haut. Un peu comme Descartes, pour André Breton « La poésie n’a de rôle à jouer qu’au-delà de la philosophie »[1044]. Le rappel vient à point car après avoir proposé une philosophie juridique nous suggérons de la travailler en droit – simple direction ou destination. Le voyage empruntera un chemin épistémologique.

Le poète pourrait revendiquer une domination ! Si on ne le comprend pas, la poésie est cette entreprise à l’air fantasque qui ouvre des voies objectives tirées de l’organisation inconnue de notre cerveau. Cette même poésie qui, chez Aristote, complète la physique et la (dite) métaphysique[1045]. Sont-ce là les trois domaines de la connaissance, de la pensée et de l’intelligence ? On en doute en anticipant une révolution épistémologique où l’intelligence s’unit, se renouvelle et se renforce à travers le triptyque langue-système-science.

Toute poésie ne participera pas à cet élan, il la faudra bâtir sur des connaissances, des structures sûres que l’on entend déstructurer dans la recommandation d’Auguste Conte : on ne détruit que ce que l’on reconstruit. L’atavisme du technicien ne lui fait que reproduire ; il ne sait déconstruire puisqu’il ne sait reconstruire. La poésie des estrades culturelles, de scribouillards médiatiques ou de commerçants avides décevra. Il la faudra indisciplinée en vague regards étranges (poésie !) d’une ou de plusieurs disciplines car jusqu’au mathématicien, l’esprit vague, relâché, rêveur ou qui divague est une condition de la recherche, de la découverte, du savoir et de la science[1046].

L’idée confirme en tout cas l’exigence de vues larges cultivant l’effort de création, d’intuition et d’imagination. Conclure par une perspective si générale et littéraire nous eusse fait sourire sans ces libres méditations et annotations. Le juriste qui reprend souvent un produit fini – le traité, la loi, le jugement, le contrat – s’interrogera sur ce fait littéraire et créatif. Regrettons de ne savoir préciser les perspectives sur le travail à accomplir sur la langue juridique, laquelle a eu de savants apôtres. Elle doit en trouver de nouveaux.

L’effort à produire concerne le fond : la créativité ne se range pas dans les soft skills ou autre boite de compétences. Probablement faut-il atteindre la poésie pour garder l’utile et salvatrice avance sur la machine, le système, l’IA. La nature de la poésie, non-marchande et libre (sinon anarchique), ouvrira des voies et méthodes libres pour une pratique du droit libérée des convenances primaires mais encore au service du pouvoir ; ne rêvons-pas : toute explication et application de la loi est un service au pouvoir dans le mur duquel la poésie est la porte vers la liberté.

La poésie, puissante et libre, saura mieux exhaler une définition de l’Humain par sa fonction puisatière des pensées en eaux profondes du cerveau. Elle est pratique de la curiosité et de ce que chacun a au fond du cerveau, dont la justice et le sens de la règle. La curiosité est une rivière profonde, non une compétence douce. Une sorte d’intra-conscience entre les différentes consciences – toutes formant l’intelligence naturelle.

Voilà pourquoi mathématiciens et physiciens en croquent pour s’inspirer et, un siècle après Einstein, la poésie est revendiquée par Cédric Villani, avec ce côté épistémologique que le juriste boude, en croyant ainsi faire science, alors que la poésie porte les mots, notamment quand, « à un moment, arrive cette représentation du monde, pour partie en concepts mathématiques, pour partie en mots, en idées », « …petit à petit, on passe des objets aux théories… »[1047]. Elle, la poésie, porte les mots ; elle, ou autre chose que nous n’avons pas vu, probablement ; au lecteur de voir et penser cet « autre chose » qui puisse concourir à la maîtrise des systèmes qui surviendront…

Pour la poésie, regardons-là donc comme, peut-être, capable de maintenir par les mots la spécificité de l’humanité, de Sapiens, le seul voire dernier hominidé. Alors, si cela fonctionne un peu, si cela accorde force, armes et répits face à la bulle technologique, nous demeurerons extatiques devant la flamme de Pablo Neruda : « La poésie n’aura pas chanté en vain ».

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[1020] Le vocabulaire des philosophes, préc., dir. Zarader, t. II, p. 471, par P. Girard (lequel a choisi les mots précités qui croisent notre réflexion, p. 460, p. 461).

[1021] Origine de la poésie et du droit, trad. C. Henri et A. Henry, Café Clima, 1983 (trad. du De constantia jurisprudentis), intro. J.-L. Schefer. Leçon du 7 février 2013 de A. Supiot, Collège de France.

[1022] La gouvernance par les nombres, Cours au Collège de France (2012 – 2014), Fayard, p. 28 et s. Ou quand la poésie est une arme de la liberté face à un régime politique dur (p. 30), ce qui est un processus indiscutable et connu.

[1023] Tous les discours de réception des prix Nobel de littérature, préc., p. 412.

[1024] Voyez notre fonctionnement algorithmique et notre aptitude à choisir par le nombre, dans un jugement global, sans même le recours à la mathématique (d’entre deux paquets de bonbons l’enfant prend le plus gros…). Refuser le gouvernement par le nombre, c’est nous refuser nous-mêmes, c’est peut-être refuser l’instrument le plus clair qui soit.

[1025] Tous les discours de réception des prix Nobel de littérature, préc., p. 548.

[1026] Le sujet n’est toutefois pas si couru tant il est difficile. Histoire de la pensée, 3 t., Taillandier, préc. Tony Judt, Retour sur le XXe siècle : une histoire de la pensée contemporaine, Flammarion, 2012. René Rampnoux, Histoire de la pensée occidentale, Ellipses, 2007 ; G. Simmel Kant et Goethe : contributions à l'histoire de la pensée moderne, le Promeneur, 2005.

[1027] Heinz Wiesmann, philosophe, qui récuse cette appellation car il n’a pas créé de système philosophique (…), souligne en 2020 ce fait dans un entretien à Radio France. Il n’y a pas de pensée sans langage, donc le langage est une / la pensée, et vice-versa.

[1028] « Le rôle du poète est de dire non pas ce qui a réellement eu lieu mais ce à quoi on peut s'attendre, ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou à la nécessité. En effet, la différence entre l'historien et le poète ne vient pas du fait que l'un s'exprime en vers ou l'autre en prose (on pourrait mettre l'œuvre d'Hérodote en vers, et elle n'en serait pas moins de l'histoire en vers qu'en prose) ; mais elle vient de ce fait que l'un dit ce qui a eu lieu, l'autre ce à quoi l'on peut s'attendre. », Poétique, 9, 1451ab.

[1029] Histoire de la pensée, t. 3, p. 208.

[1030] R. Chemama et B. Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, 2018, V° Cerveau, p. 95, sur la spécificité de la psychanalyse.

[1031] Pour un exemple récent : Savoir, Penser, Rêver, Les leçons de 12 grands scientifiques, Flammarion, 2018. Par exemple le professeur Lionel Naccache, neurologue, dit le rêve comme l’une des quatre étapes de la créativité, quoique non systématique (p. 251). De Jane Goodall : « Les étudiants modernes sont très bridés par les méthodes scientifiques » (p. 158). Pour Édith Heard, la recherche correspond du reste au « rêve de comprendre », p. 159.

[1032] Les philosophes de l’Antiquité au XXe siècle, préc., dir. M. Merleau-Ponty, p. 1097, par P. Olivier (avec la référence à B. Croce, La poésie, PUF, 1951, p. 75). Adde : Dictionnaire des œuvres politiques, PUF, 2001, p. 267.

[1033] … et même, en France, ce qui certes est réducteur, et de son concours d’agrégation permettant de devenir, en quelque sorte officiellement, philosophe ; v. préc. : W. Stoczkowski, La science sociale comme vision du monde, préc.

[1034] D. Lestel, Nous sommes les autres animaux, Fayard, 2019, p. 107, « Quand peut-on vraiment dire qu’un système artificiel est comme le vivant ? », l’auteur pose la question qui peut-être ne se pose pas, en ce sens que l’on pourrait répondre de principe : jamais. Il raisonne à propos de l’animalité de la machine, laquelle est une voie douce pour amener l’IA au même seuil de la vie, sans choquer l’humanité. Ce qui manque c’est le critère, en tête d’épingle, qui distingue la vie., point toujours difficile à trouver. Il dénonce « les critères » de la vie ou animalité des ingénieurs (p. 107), s’inquiétant de l’éventuelle supériorité de l’animal artificiel sur l’animal biologique (p. 113), l’alliance des êtress biologiques, tous menacés, étant appelée à être renforcée (p. 115).

[1035] « Philosophie et littérature », in Les philosophes de l’Antiquité au XXe siècle, préc., dir. M. Merleau-Ponty, p. 1417 à 1428, par Sébastien Marchand.

[1036] Des universitaires spécialisés le relate aujourd’hui : Les poètes de 27, dir. C. Baeza Sato et E. Le Vaqueresse, épure, 2019, p. 16.

[1037] Cela se dit actuellement. Nicola Clayton, in Savoir, Penser, Rêver, Les leçons de 12 grands scientifiques, Flammarion, 2018, p. 105.

[1038] L’obscurité n’est pas nécessairement un mal de la phrase juridique, Napoléon l’a appris à propos des Constitutions. Mais de quoi parlons-nous. La poésie peut aider à mettre en échec la pensée informatique. C’est un aspect. Les IA à fonctions juridiques ne seront pas mises en échec par des esprits juridiques poétiques obscurs. Simplement, ces esprits se seront formés et ouverts à l’art créatif et des mots, à l’improvisation de l’écrit court… bref à des méthodes nouvelles. C’est de ces exercices et pratiques qu’il pourra dominer les IA à fonction juridique qu’il dominera par sa créativité et une analyse renouvelée.

[1039] « Il pourrait paraître étonnant que de profondes pensées [graves sententiæ] se trouvent dans les écrits des poètes plus que dans ceux des philosophes. La raison en est que les poètes ont écrit sous l'empire de l'enthousiasme et par la force de l'imagination [per enthusiasmum et vim imaginationis]. Il y a en nous des semences de science [semina scientiæ], comme en un silex ; les philosophes les en tirent par la raison, les poètes les font jaillir par l’imagination et briller davantage » ; v. Denis Kambouchner : Descartes et la force de l’imagination, https://journals.openedition.org/cps/4213?lang=en ; Les cahiers philosophiques de Strasbourg, 2020.

[1040] « Il n’y a pas de poésie, si lointaine qu’on la prétende des circonstances, qui ne tienne des circonstances sa force, sa naissance et son prolongement », Chronique du Bel Canto.

[1041] Héliogabale ou l’Anarchiste couronné, Gallimard.

[1042] Le rôle du poète diffère un peu de celui de la poésie, prenons la citation qui montre un activisme qui peut interroger : « La poésie moderne est une tentative pour abolir toutes les significations, car elle-même est pressentie comme étant le signifié ultime de la vie et de l’homme », O. Paz, Céa, Seghers, 1965. Mais il a pu aussi écrire « le poète moderne cherche dans la poésie le secret du monde et celui de sa transformation ».

[1043] Nobel 1992, voir : Tous les discours de réception des prix Nobel de littérature, préc., p. 345.

[1044] Les pas perdus, Gallimard.

[1045] La poétique d’Aristote, BNF, 2013.

[1046] Les mathématiques, avec P. Cartier, J. Dhombres, G. Heinzmann et C. Villani, Flammarion Champs sciences, 2019.

[1047] B. Choppin-Lebedeff, Ex Machina, préc., p. XVIII.

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